L’univers en expansion
L’univers est en expansion. Qu’est-ce que cela veut-il dire ? Pour se représenter l’expansion de l’univers, imaginons une feuille de papier quadrillée et deux objets placés à des intersections du quadrillage, immobiles par rapport à ce dernier. Supposons maintenant que progressivement la taille des carreaux grandisse ; le pas du quadrillage augmentant, la distance entre les deux objets augmente aussi, et on peut assez aisément voir que cette distance croît d’autant plus vite que les deux points sont éloignés l’un de l’autre[1]. C’est la dilatation de la trame de la feuille qui fait que les deux objets s’éloignent l’un de l’autre alors même qu’ils n’ont pas de mouvement propre. Maintenant, au lieu d’une feuille plane, imaginons un quadrillage tracé sur la surface d’un ballon, par exemple les parallèles et les méridiens de la sphère terrestre. Le plus court chemin entre deux points tout en restant sur la surface du ballon est un grand cercle passant par son centre. Quand on gonfle le ballon, la longueur de ce chemin va croître, et cela d’autant plus vite que ces deux points sont plus distants.
Il en est de même pour la trame de l’espace-temps : les galaxies qui remplissent l’univers s’éloignent effectivement les unes des autres, d’autant plus vite qu’elles sont plus distantes. L’expansion de l’univers a été mise en évidence par l’astronome E. Hubble à la fin des années 1920 ; en mesurant séparément la distance et la vitesse des galaxies proches, il a constaté que celles-ci s’éloignaient de nous, et cela d’autant plus rapidement qu’elles étaient plus lointaines. La loi empirique de Hubble relie par une relation de proportionnalité v = H0 d la vitesse d’éloignement v des galaxies et leur distance d. La « constante de Hubble » H0 est en fait la valeur actuelle du « paramètre de Hubble » H qui mesure le taux d’expansion de l’univers, c’est-à-dire la vitesse avec laquelle la trame de l’espace-temps se dilate. En toute rigueur H n’est pas constant au cours de l’évolution cosmologique.
Si H était constant (H = H0), la vitesse avec laquelle deux galaxies s’éloignent l’une de l’autre augmenterait proportionnellement à la distance qui les sépare. Pour des objets très éloignés, cette vitesse peut dépasser la vitesse de la lumière car il ne s’agit pas d’un mouvement de ces galaxies dans l’espace-temps[2], mais d’une dilatation de la trame de l’espace-temps lui-même. La distance RH = c/H0 (c étant la vitesse de la lumière dans le vide) pour laquelle la vitesse d’éloignement devient égale à la vitesse de la lumière s’appelle le rayon de Hubble. La lumière se propageant avec une vitesse finie, on ne peut pas voir les objets plus éloignés de nous que le rayon de Hubble puisque la lumière émise par ces objets durant tout le passé de l’univers n’a pas pu encore parvenir jusqu’à nous. On définit ainsi un horizon cosmologique pour lequel, comme pour l’horizon ordinaire, on ne peut pas voir ce qu’il y a au-delà : un objet plus distant que le rayon de Hubble échapperait à nos observations.
La situation réelle est un peu plus compliquée puisqu’en fait H n’est pas constant au long de l’histoire de l’univers. Pour connaître le taux d’expansion réel ainsi que l’âge de l’univers, il est nécessaire de faire appel à la théorie de la Relativité Générale et d’y introduire des hypothèses sur la géométrie et le contenu de l’univers ; on élabore ainsi un « modèle cosmologique ». Les résultats du satellite PLANCK[3] de l’Agence Spatiale Européenne rendus publics en 2018[4] nous ont appris que l’univers est âgé de 13,8 milliards d’années. Dans un univers sans expansion, les objets visibles les plus éloignés de nous seraient donc distants de 13,8 milliards d’années-lumière c’est-à-dire la distance parcourue depuis l’émergence de l’univers par les signaux qu’ils ont pu émettre[5]. Mais du fait de l’expansion, cette distance est en réalité très supérieure aujourd’hui car pendant tout ce temps ces sources lointaines n’ont cessé de s’éloigner de nous[6]. Avec les hypothèses cosmologiques couramment admises l’horizon se trouve à présent distant d’environ 45 milliards d’années-lumière. L’univers observable est donc contenu dans une sphère de 45 milliards d’années-lumière de rayon.
Si l’expansion ralentit (H diminue), le rayon de cette sphère augmente et l’horizon s’éloigne ; on peut donc découvrir des objets qui nous étaient cachés jusqu’alors car précédemment derrière l’horizon. Si au contraire l’expansion accélère (H augmente), le rayon diminue, l’horizon se rapproche, et des objets lointains nous deviennent invisibles car ils auront basculé au-delà de l’horizon.
L’univers primordial
Rembobinons maintenant le film de l’expansion à l’envers ; le diamètre du ballon diminue, le quadrillage se resserre de plus en plus, tant et si bien qu’à la fin le ballon va se réduire à un objet ponctuel. Dans l’espace-temps à quatre dimensions, cette singularité initiale est ce qu’on convient d’appeler le Big Bang[6] ; à l’approche de ce point, l’espace et le temps tendent vers 0 tandis que d’autres grandeurs comme la densité d’énergie ou la température tendent vers l’infini. C’est du moins ce qui ressort des modèles cosmologiques décrivant l’évolution de l’univers à partir de la Relativité Générale. Mais ça n’est jamais satisfaisant en physique de trouver une grandeur infinie[7] . Cette singularité initiale des modèles cosmologiques « classiques », c’est-à-dire dérivés de la Relativité Générale, signifie en fait que cette description est insuffisante pour rendre complètement compte des premiers instants de l’univers, et qu’à cette échelle d’autres effets, en réalité d’origine quantique et donc absents de ce cadre théorique, doivent alors être pris en compte. Aujourd’hui, une théorie quantique de la gravitation est encore à construire, en dépit d’avancées importantes au cours des dernières décennies. Cependant, cette ère initiale dominée par la gravitation quantique, alors que l’univers était très petit, a été extrêmement brève. Un ordre de grandeur de l’extension ce domaine est donné par l’échelle de Planck : en combinant les constantes universelles c, vitesse de la lumière, h constante de Planck, et G, constante de gravitation, on met en évidence un temps caractéristique ƬP de l’ordre de 10-44 secondes et une longueur caractéristique λP = cƬP de l’ordre de 10-35 mètres. Aux échelles spatiales grandes devant λP et aux échelles temporelles grandes devant ƬP les effets quantiques peuvent être négligés[8]. Cette phase originelle, qu’on appelle l’ère de Planck, a eu lieu il y a 13,8 milliards d’années environ selon les résultats du satellite PLANCK. Les premières étoiles et les premières galaxies ont commencé à briller quelques centaines de millions d’années plus tard.
On se représente parfois l’événement du Big Bang comme une « grosse explosion », mais une explosion se produit à un endroit particulier et à un instant donné. Or c’est justement de cet événement qu’émergent l’espace et le temps que nous connaissons. On se pose aussi la question : qu’y avait-il avant le Big Bang ? Mais si le temps émerge du Big Bang, demander ce qu’il y avait avant est aussi (dé)pourvu de sens que demander ce qu’il y a au nord du Pôle Nord. Mais cette dernière question reprend cependant du sens, en élargissant la définition du nord, si on considère non seulement la sphère terrestre mais aussi les trois dimensions de l’espace dans laquelle elle est plongée. On pourrait donc de même se figurer le Big Bang comme un événement explosif qui se produirait dans un espace-temps ayant des dimensions supplémentaires, plus complexe et plus riche que celui à quatre dimensions auquel nous sommes habitués.
Quand on gonfle en soufflant un ballon élastique, il faut d’abord souffler très fort un bon coup, ce qui provoque un gonflement très rapide, puis souffler plus doucement et régulièrement d’où résulte un gonflement plus lent et continu. De même l’univers aurait connu après l’ère de Planck (vers 10-35 secondes) une phase d’expansion extraordinairement rapide, son diamètre croissant en quelques 10-32 secondes (!) de plusieurs dizaines d’ordre de grandeur. Après cette phase initiale, qu’on appelle l’inflation cosmique, l’expansion s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui à un rythme plus modéré. Elle a d’abord ralenti progressivement sous l’effet de l’attraction gravitationnelle, puis on a découvert récemment[9] qu’elle avait commencé à accélérer de nouveau il y a environ 6 milliards d’années. Cette accélération serait due à une force répulsive inconnue qui s’opposerait à la gravité et qu’on désigne sous le nom poétique d’énergie sombre, ou énergie noire (« dark energy » en anglais), et dont on reparlera un peu plus loin.
L’hypothèse d’inflation primordiale, dont les causes physiques, mal connues aujourd’hui, sont à chercher dans le rapprochement entre physique des particules et astrophysique, rend compte de l’uniformité de l’univers visible : observé à très grande échelle, l’univers présente les mêmes propriétés dans toutes les directions : deux régions de l’univers aujourd’hui très éloignées et ne pouvant interagir, puisqu’aucune interaction ne peut se propager plus vite que la lumière, présentent une morphologie très semblable, c’est donc qu’elles ont été beaucoup plus proches par le passé.
Le futur de l’univers est incertain. Si cette ré-accélération de l’expansion se poursuit, alors l’horizon cosmologique se rapprochera de nous ; des galaxies éloignées, visibles aujourd’hui, basculeront derrière cet horizon et disparaîtront de notre univers visible (dans quelques milliards d’années tout de même). Finalement, notre galaxie, la Voie Lactée, deviendra la seule galaxie visible et nos lointains descendants, s’il en existe, pourront croire qu’elle est la seule galaxie de l’univers puisque toutes les autres lui seront alors cachées ! Plus tard encore, la force répulsive de l’énergie noire, en l’emportant sur la gravitation, pourrait disloquer la galaxie, puis les systèmes planétaires ; finalement, elle pourrait briser la cohésion de toute matière, et ce serait la fin de l’univers, mais ça n’est qu’un des scénarios envisagés aujourd’hui.
Le renouveau de la cosmologie
Après les travaux historiques de Friedman et Lemaître dans les années 1920, la cosmologie est longtemps demeurée un domaine de recherche essentiellement théorique. Avec la mise en évidence en 1964[10] du rayonnement de fonds cosmologique qui baigne uniformément l’univers et qui témoigne d’une étape très primitive de son évolution après le Big Bang[11], elle est devenue une discipline expérimentale. Plusieurs missions spatiales ont eu pour objectif de cartographier la distribution de ce rayonnement : COBE (1989-1993), WMAP (2001-2010), puis PLANCK (2009-2013), avec des résultats de plus en plus précis. Les résultats du satellite PLANCK sont compatibles avec un univers dont la géométrie spatiale serait euclidienne à grande échelle et qui serait constitué de moins de 5% de matière « ordinaire », ou baryonique, c’est-à-dire constituée principalement de protons et de neutrons[12] ; ce chiffre est en accord avec les estimations tirées de l’abondance des éléments chimiques[13]. Il contiendrait également environ 26% de « matière noire », faite de particules massives inconnues, qui ont la particularité de n’être sensibles qu’aux forces gravitationnelles et donc qu’on ne voit pas directement, mais qui sont nécessaires pour rendre compte de la stabilité des galaxies, de leur forme et de leur dynamique[14] ; il est ainsi possible de dessiner de manière indirecte une carte de la distribution de la matière noire au sein des galaxies à partir de leurs propriétés dynamiques. Matière baryonique et matière noire représenteraient l’essentiel du contenu matériel de l’univers. L’univers contiendrait enfin 69% environ d’« énergie noire ». Cette énergie noire qui remplit uniformément l’univers pourrait être l’expression d’une énergie du vide quantique[15] et peut être prise en compte dans les équations de la Relativité Générale à travers l’introduction d’une « constante cosmologique » non nulle[16]. Comprendre la nature de cette entité mystérieuse est l’un des enjeux scientifiques majeurs des prochaines décennies, et sera l’objectif du satellite européen Euclid qui sera lancé en 2022[17].
Quant à la matière noire, pourrait-elle être comme l’éther à la fin du XIXème siècle, avant l’avènement de la relativité, une entité ad hoc introduite pour faire tenir ensemble les constructions théoriques existantes et dont un nouveau paradigme montrera l’inexistence ? Elle pourrait par exemple être la manifestation d’une nouvelle interaction fondamentale, compagne de la gravité, comme en prédisent les théories qui tentent de concilier Relativité Générale et théorie quantique des champs : alors que la gravité conventionnelle est de portée infinie[18], cette interaction additionnelle décroitrait rapidement avec la distance ; sa portée, c’est-à-dire la grandeur du domaine dans lequel sa contribution n’est pas négligeable, serait de l’ordre d’un diamètre galactique[19] ; elle se superposerait à la gravité conventionnelle et modifierait les manifestations effectives de la gravitation ; cette gravitation modifiée permettrait de rendre compte de la dynamique des galaxies[20].
[1] Supposons pour simplifier que les deux points soient placés sur une même ligne du quadrillage et distants de n fois le pas a de la grille ; leur distance est d=na. Si le pas croît linéairement avec le temps (a=λt), alors d=(nλ)t ; la vitesse d’éloignement est donc v= nλ, d’où, pour toute valeur de n, v=(λ/a)d. La vitesse d’éloignement est ainsi proportionnelle à la distance qui sépare les deux objets.
[2] Le mouvement propre des galaxies est négligeable par rapport à leur fuite sous l’effet de l’expansion.
[3] Du nom du physicien allemand Max Planck (1858-1947) à l’origine de la physique quantique.
[4] Le satellite PLANCK a été opérationnel entre 2009 et 2013. Une première édition des résultats de la mission a été diffusée en Mars 2013 (publication dans la revue Astronomy & Astrophysics vol. 571 en Octobre 2014), une seconde édition en Août 2015 (publication dans la revue Astronomy & Astrophysics vol. 594 en Janvier 2016). Les résultats définitifs ont été diffusés en Juillet 2018 par l’Agence Spatiale Européenne et publiés en Septembre 2020 dans la revue Astronomy & Astrophysics, vol.641.
[5] Selon la théorie de la Relativité, aucun signal ne peut se propager plus vite que la lumière dans le vide.
[6] Et nous les voyons dans l’état où ils étaient lorsqu’ils ont émis la lumière que nous recevons aujourd’hui, et non dans leur état présent : voir loin dans l’espace, c’est voir loin dans le passé !
[7] L’appellation « Big Bang » a été donnée par dérision à cet événement initial par l’astronome Fred Hoyle, sceptique quant à l’idée d’une « grosse explosion » à l’origine de l’univers.
[8] Une quantité réelle mesurable ne peut pas être infiniment grande, elle ne peut le paraître que dans un modèle théorique supposant des conditions aux limites volontairement simplifiées : par exemple un échantillon réel a une taille finie mais dans un modèle théorique on le supposera arbitrairement grand pour ne pas se préoccuper des effets sur les bords qu’on estime négligeables.
[9] Une voie possible d’une théorie quantique de la gravitation serait de concevoir qu’à l’échelle de Planck l’espace-temps lui-même serait quantifié et aurait une structure discrète.
[10] Cette découverte publiée en 1998 a valu à ses auteurs S. Perlmutter, A. Riess et B.P. Schmidt le prix Nobel de physique 2011.
[11] Cette découverte par R.W. Wilson et A. Penzias leur a valu le prix Nobel de physique 1978.
[12] L’univers primordial est un plasma très dense et très chaud de particules dans lequel aucun rayonnement électromagnétique ne peut se propager. 380 000 ans après le Big Bang, l’univers s’est suffisamment refroidi pour que le rayonnement puisse circuler librement. L’univers se comporte alors comme un corps noir très chaud, qui se refroidit progressivement au cours des 13,8 milliards d’années suivants au fur et à mesure que l’expansion de l’univers se poursuit. Ce rayonnement qui baigne quasi uniformément l’univers est aujourd’hui celui d’un corps noir à la température de 2,7°K. C’est en quelque sorte une photographie de l’univers âgé de 380 000 ans. Il présente néanmoins de petites inhomogénéités (de l’ordre de 10-6 en intensité) qui sont les germes des futures structures cosmiques.
[13] Il y a également des électrons pour assurer la neutralité électrique de l’ensemble, et des neutrinos, mais leur masse est très petite devant celle des baryons, c’est-à-dire les protons et les neutrons.
[14] Les éléments légers, Hydrogène, Hélium, Lithium ont été produits lors d’une nucléosynthèse primordiale au cours des premières minutes suivant le Big Bang ; les éléments plus lourds sont fabriqués par les réactions de fusion nucléaire au cœur des étoiles.
[15] Appliquer les lois de la gravitation avec la seule matière visible ne permet pas d’expliquer la dynamique des galaxies.
[16] En physique quantique, le vide a des propriétés singulières. Par exemple, l’interaction électromagnétique est décrite en théorie quantique des champs par la propagation et l’échange entre particules de grains de lumière élémentaires, ou photons ; même en l’absence de photons libres, le champ électromagnétique est néanmoins présent et possède une densité d’énergie.
[17] La constante cosmologique a été introduite par Einstein dans les équations de la Relativité Générale comme un terme supplémentaire ad hoc destiné à contrecarrer l’expansion de l’univers à laquelle il ne croyait pas (il déclarera ultérieurement avoir alors commis « la plus grande erreur de [sa] vie »). La réalité de cette expansion ayant été constatée alors qu’il n’y avait encore aucune justification pour donner à la constante cosmologique une valeur quelconque, on l’avait parfois dans le passé simplement prise égale à 0. Or les observations récentes, notamment celles du satellite Planck, sont cohérentes avec une valeur non nulle de cette constante.
[18] Ce modèle cosmologique dit LCDM impliquant une énergie noire représentée par une constante cosmologique L et une matière noire « froide » ou CDM (« Cold Dark Matter ») c’est-à-dire sensible uniquement à la gravitation, est appelé Modèle Standard de la cosmologie, par analogie avec le Modèle Standard de la physique des particules, dont on a parlé plus haut.
[19] Selon Newton, la force de gravité qui s’exerce entre deux objets massifs est proportionnelle à leurs masses et inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare.
[20] Elle pourrait décroître exponentiellement avec la distance.
[21] La matière noire pourrait aussi être la manifestation d’un champ scalaire de masse non nulle analogue voire identique au champ de Higgs du Modèle Standard de physique des particules.