On a attribué au cosmonaute russe Youri Gagarine cette phrase probablement apocryphe qu’il aurait prononcée lors de son vol historique : « Je suis dans le ciel et je n’y vois aucun dieu ». Les peuples anciens avaient peuplé le monde de divinités qui incarnaient les forces de la nature, incompréhensibles et souvent dangereuses ; il fallait se les concilier, conjurer leurs colères et gagner leur bienveillance, afin d’obtenir une chasse fructueuse ou une bonne récolte, de retrouver la santé ou guérir la stérilité. Les hommes observaient cependant l’existence de régularités dans la manifestation de ces forces de la nature ; le cycle des saisons et de la végétation, et les mouvements du Soleil, de la Lune et des astres obéissent à des règles apparemment immuables faisant penser qu’un ordre existe dans l’univers, ordre qui ne peut être dû qu’à la volonté et l’action d’entités cosmiques au-dessus des humains. Mais d’autres phénomènes comme les orages et les tempêtes, les tremblements de terre, les éruptions volcaniques, les inondations ou les sécheresses, n’ont pas cette régularité, ils sont imprévisibles et violents, et introduisent le désordre dans l’univers. Parfois ils étaient interprétés comme l’œuvre d’esprits maléfiques, parfois comme la manifestation de la colère des divinités, qu’il convenait alors d’apaiser par des offrandes et des sacrifices.
Les hommes ont édifié des cités, bâti des temples et des palais. Les prêtres et les poètes ont élaboré des mythes pour expliquer l’origine du monde et mettre de l’ordre dans la foule disparate des divinités. Ils façonnaient les dieux à leur image, avec leurs défauts et leurs passions[1]. Au départ de ces cosmogonies, il n’y avait pas « rien »[2] mais une ou plusieurs entités surhumaines douées de pouvoirs extraordinaires qui décidaient de « créer » le ciel, la Terre et ses habitants. En général, ces entités divines ne faisaient pas sortir l’univers d’un coup de baguette magique comme le lapin du chapeau ; une espèce de chaos pré existant remplissait le temps et l’espace, et la ou les divinités décidaient d’y mettre de l’ordre. C’est cette mise en ordre du chaos qui constitue la création du monde.
Parfois d’anciens rois ou des héros défunts entraient dans la société des dieux. Parfois aussi un groupe humain empruntait des dieux à ses voisins[3]. Chaque cité ou chaque peuple avait ainsi sa cohorte de divinités propres, entre lesquelles il y avait une hiérarchie. La hiérarchie céleste était à l’image de la hiérarchie humaine. Quand les hommes se faisaient la guerre, si un groupe l’emportait sur un autre, c’est simplement que ses dieux étaient les plus forts. La statue du dieu tutélaire des vaincus et les objets de son culte étaient emportés dans le temple du dieu tutélaire des vainqueurs, ce qui signifiait que celui-là reconnaissait sa vassalité envers celui-ci, à l’image de leurs peuples ici-bas. La coexistence de toutes ces théologies ne posait pas de problème : le monde des dieux était agité de conflits qui reflétaient ceux des humains, avec des vainqueurs triomphants et des vaincus asservis.
Ce monde ancien ignorait le fanatisme religieux ; les vaincus pouvaient bien continuer à vénérer leurs idoles dévaluées si ça leur plaisait. Tout cela a changé avec l’avènement des révélations monothéistes dont chacune ne reconnaît qu’une seule parole sainte, la sienne[4]. Quand un peuple monothéiste affronte un peuple polythéiste, les dieux de ce dernier sont qualifiés de faux dieux ou de démons (voir la conquête du Mexique), ou bien encore recyclés en anges ou en saints. Quand deux peuples monothéistes se font la guerre, chacun d’eux prétend naturellement que Dieu est à leur côté. S’ils ont des religions différentes (cf les croisades), l’autre est forcément dans l’erreur. Evidemment ça pose problème s’ils ont la même religion.
Chacune des religions monothéistes prétend être la seule détentrice de la vérité. Vérité spirituelle, mais qui veut aussi englober tous les aspects de la vie du croyant, donc aussi règle temporelle ; ceux qui ne s’y plient pas subissent un statut de second plan ou l’exclusion de la cité, voire l’asservissement ou même l’extermination. Elles sont en cela des entreprises totalitaires, puisque leur projet englobe aussi bien la vie privée de l’individu que son comportement dans la sphère publique. En forçant un peu le trait, on peut dire qu’une religion, ça n’est finalement rien d’autre qu’une secte qui a réussi : c’est en s’associant au pouvoir temporel du souverain qu’elle conquiert sa légitimité. Si elle parvient à devenir la religion officielle de l’état, on voit immanquablement les anciens persécutés devenir persécuteurs à leur tour : le lynchage d’Hypathie et le bûcher de Michel Servet en sont deux exemples[5]. L’histoire montre que les religions monothéistes ne sont pas en général une voie vers la paix et la spiritualité[6]. Elles ne deviennent tolérantes qu’affaiblies et détachées de l’Etat, comme aujourd’hui le christianisme en Europe.
Cette violence est-elle propre aux religions abrahamiques ? Comment par exemple une religion prêchant l’amour du prochain et le pardon des offenses a-t-elle pu mettre en œuvre au cours des siècles passés une machine broyant tous ceux qu’elle soupçonnait de déviance ? On peut invoquer le contexte historique et des erreurs individuelles qui ne remettent pas en cause le message sacré, mais portons le regard un peu plus loin ; le bouddhisme, qui n’est pas à proprement parler une religion puisqu’il enseigne des préceptes de vie plutôt qu’une croyance, semblait épargné par ce travers. Cependant l’attitude il y a peu du clergé bouddhiste birman envers la communauté rohingya montre qu’il n’en est rien. Puisqu’elles ont été instituées par des hommes et qu’elles se sont associées au pouvoir séculier, les religions établies portent en elles tous les traits, bons et mauvais, de l’espèce humaine.
[1] Voltaire : « Si Dieu a créé l’homme à son image, nous le lui avons bien rendu. »
[2] Le vide n’est pas le néant. Le vide quantique par exemple, ce n’est pas le néant. C’est un océan fluctuant duquel sans cesse des particules peuvent brièvement émerger et re-disparaître ; on les dit virtuelles. Il peut arriver que certaines fluctuations, au-delà d’un seuil, deviennent réelles. Notre univers n’est peut-être qu’une telle fluctuation qui a gonflé comme une bulle.
[3] C’est ainsi que YHWH, le dieu tutélaire des Hébreux, est vraisemblablement originaire des régions désertiques du sud-est de la Palestine qui constituaient autrefois le territoire d’Edom, voire de plus loin. Voir T. Römer, L’invention de Dieu.
[4] Le monothéisme, l’adoration exclusive d’un dieu unique et universel, est une invention tardive, dont l’origine est peut-être la réforme religieuse promulguée par Josias, roi de Juda au 7ème siècle avant notre ère. C’est de cette époque que daterait la rédaction d’une première version du Deutéronome, l’un des écrits canoniques de la Bible hébraïque, qui est en quelque sorte le contrat d’alliance entre YHWH et le peuple hébreu. C‘est à cette même époque qu’aurait été entreprise la compilation des récits bibliques et des mythes fondateurs dans cette même perspective « deutéronomique », avec le souci de légitimer les ambitions politiques et religieuses du royaume de Juda. Ce corpus originel a ensuite été profondément transformé pendant la déportation à Babylone d’une partie de l’élite de la population de Juda et après leur retour pendant la période de domination perse, afin d’expliquer la catastrophe que représentait la chute de Jérusalem. C’est alors, vers le 5ème siècle avant notre ère, que le monothéisme aurait réellement pris forme. Pour en savoir plus, voir I. Finkelstein et N.A. Silberman, La Bible dévoilée, et T. Römer, L’invention de Dieu.
[5] Au début du 5ème siècle la mathématicienne et philosophe Hypathie fut massacrée par les chrétiens d’Alexandrie excités par leur évêque quelques années après la promulgation de l’édit faisant du christianisme la religion officielle de l’empire romain. Au milieu du 16ème siècle le médecin et philosophe Michel Servet fut brûlé vif à Genève devenue le bastion du calvinisme persécuté en France.
[6] Le christianisme s’est notamment illustré par les croisades, les bûchers de l’Inquisition et la Saint Barthélémy, l’islam s’est propagé sous la contrainte du sabre des cavaliers arabes, et la Bible hébraïque raconte à longueur de chapitre comment les anciens israélites s’entre-massacraient avec leurs voisins qui n’avaient pas eu la chance d’avoir été élus par YHWH.