Les multiples confirmations expérimentales de la Relativité Générale[1] nous conduisent à admettre que notre univers peut être décrit comme un espace courbe à quatre dimensions, trois d’espace, et une de temps, celle-ci étant mathématiquement un peu différente des trois autres. Qu’est-ce qu’un espace courbe ? Imaginons une population de petits êtres plats, des bactéries intelligentes, comme les habitants de Flatland, ce monde à deux dimensions imaginé en 1884 par E.A. Abbott[2]. Supposons d’abord qu’ils vivent sur une surface plane ; la géométrie de leur monde est celle que nous connaissons dans laquelle deux droites parallèles ne se rencontrent jamais, ce qu’on appelle un espace euclidien, et ce monde a deux dimensions c’est-à-dire qu’il suffit de deux coordonnées pour repérer n’importe quel point du plan. Dans ce monde, en l’absence de toute force extérieure un objet est immobile ou se déplace en ligne droite. Supposons maintenant que ces êtres plats vivent sur la surface d’un très grand ballon. Ce monde a aussi deux dimensions : il suffit de deux coordonnées, par exemple une latitude et une longitude pour repérer n’importe quel point. Mais ce monde bi-dimensionnel a aussi une courbure : le plus court chemin d’un point de la surface à un autre en restant sur la sphère n’est plus une droite mais un grand cercle de la sphère[3] si bien que la géométrie de ce monde est très différente de celle du monde plan précédent. Notre monde à quatre dimensions a aussi une courbure, mais c’est évidemment plus complexe mathématiquement.
Revenons à nos êtres plats. Une sphère telle que leur monde courbe à deux dimensions est plongée dans un espace à trois dimensions sans courbure, notre espace ordinaire dans lequel les droites parallèles ne se rencontrent pas. Si le ballon est vraiment très grand, sa courbure n’est pas perçue localement. A l’origine, les êtres plats sont donc convaincus qu’ils vivent dans un monde plat. Mais après des siècles, ils prennent conscience qu’à une échelle suffisamment grande leur monde n’est pas vraiment plat et qu’il obéit à une géométrie plus sophistiquée que la géométrie à laquelle ils étaient habitués. Les physiciens plats vont donc développer la géométrie d’un espace courbe à deux dimensions en introduisant un couple de coordonnées parcourant la surface, par exemple la latitude et la longitude. Mais d’autres ont remarqué que leur univers peut être aussi bien représenté si une troisième dimension est introduite et en conséquence ils ont imaginé un espace euclidien à trois dimensions dans lequel est plongée la surface sur laquelle ils vivent ; c’est l’espace auquel nous-mêmes sommes habitués. Nos physiciens plats ont pu se rendre compte que cette description suggère une physique bien plus riche et complexe que celle à laquelle ils étaient auparavant habitués ; ce degré de liberté supplémentaire offre notamment de nouvelles propriétés de symétrie[4]. Les êtres plats prennent conscience que leur monde à 2 dimensions n’est que localement plat : en tout point il possède une courbure[5]. Quant à la dynamique sur la surface, elle peut être interprétée comme résultant d’un champ de force dont l’intensité est liée à la courbure locale.
On pourrait de même supposer que notre propre monde, une surface courbe à quatre dimensions, est plongé dans un espace plus vaste sans courbure. On peut montrer qu’un tel espace doit avoir au moins dix dimensions. De fait toutes les théories qui visent à combiner la gravitation avec les autres interactions fondamentales et essaient de marier la Relativité Générale et la mécanique quantique supposent l’existence de dimensions supplémentaires en plus des quatre dimensions habituelles de l’espace-temps. Historiquement, l’approche de Kaluza et Klein dans les années 1920 supposait une 5ème dimension, ce qui suffit à rendre compte de la gravitation et de l’électromagnétisme. En outre, elle prévoit un champ supplémentaire de type scalaire[6] et c’est une caractéristique commune aux théories d’unification de prédire l’existence de champs et des particules supplémentaires. Cependant la mise en évidence ultérieure des interactions nucléaires faible et forte a montré que le modèle original de Kaluza et Klein n’était pas suffisant pour une description complète des interactions fondamentales. Il est néanmoins tentant d’étendre l’approche en introduisant d’autres dimensions supplémentaires. L’idée d’introduire des dimensions supplémentaires pour rendre compte de toutes les interactions fondamentales connues, y compris la gravitation, a prospéré à partir des années 1980, par exemple, avec les théories des cordes qui requièrent au moins dix dimensions pour être cohérentes et rendre compte de l’ensemble des interactions fondamentales connues.
Peut-on voir ces dimensions supplémentaires ? Selon certains modèles, leur taille est très faible, de l’ordre de la longueur de Planck (10-35 m) dont il est question dans le chapitre sur le renouveau de la cosmologie. L’image commune est celle d’une plaine vue depuis le sommet d’une colline : si la colline est assez élevée, la hauteur de l’herbe n’est pas perçue par l’œil et la plaine semble être un domaine à 2 dimensions. Ces dimensions supplémentaires pourraient aussi être très compactes et repliées sur elles-mêmes comme une sorte d’origami dont la géométrie reflèterait les propriétés de symétrie des interactions fondamentales, si bien qu’elles nous sont cachées. Selon d’autres travaux elles pourraient être beaucoup plus grandes, jusqu’à 0,1 mm. Toutefois, il n’est pas sûr que la question de la taille de ces dimensions soit vraiment pertinente. Nous éprouvons l’espace et le temps avec nos sens ou par nos instruments, mais la façon dont nous percevons l’espace et le temps est tout à fait différente. Par exemple, la plus petite distance nous pouvons percevoir avec nos yeux est de l’ordre de 0,1 mm, et le plus petit intervalle de temps que nous pouvons sentir est d’environ 0,04 s (l’intervalle entre deux images d’un film). Puisque aucun signal physique ne peut se propager plus vite que la lumière dans le vide[7], nous pouvons convertir ces 0,04 s en une longueur, la distance parcourue par la lumière pendant cet intervalle de temps, et nous obtenons 12 000 km, une longueur de 11 ordres de grandeur plus grande que 0,1 mm. De la même manière que l’espace et le temps sont différemment perçus et ne peuvent pas être comparés via ce type de conversion, les (six) dimensions supplémentaires pourraient être d’une autre nature que l’espace ou le temps habituels.
Cependant, même si nous ne pouvons pas les voir nous percevons l’existence de ces dimensions supplémentaires : en effet de même que la gravitation est en Relativité Générale la manifestation de la géométrie de l’espace-temps à quatre dimensions, de même les autres interactions fondamentales peuvent être interprétées comme les manifestations dans notre monde habituel de l’existence de ces dimensions supplémentaires. De même que la vitesse de la lumière relie l’espace et le temps, le lien entre ces six dimensions supplémentaires et les quatre dimensions habituelles de l’espace-temps devrait impliquer une autre constante fondamentale de la physique ; celle-ci serait naturellement liée à la constante de gravitation, qui apparaît en effet dans l’expression de la longueur de Planck en même temps que la vitesse de la lumière et la constante de Planck de la physique quantique (voir le chapitre sur le renouveau de la cosmologie).
Si notre univers est bien une surface à quatre dimensions plongée dans un espace plus vaste à dix dimensions, en chaque point de cette surface, déterminé par ses coordonnées d’espace et de temps, on peut considérer localement un espace interne à six dimensions. Tandis que la gravitation traduit la géométrie de l’espace-temps (la courbure de la surface), les autres interactions traduisent la géométrie de l’espace interne à six dimensions. Des hypothèses sur les propriétés géométriques de cet espace permettent de faire apparaître les principales caractéristiques des interactions fondamentales autres que la gravitation : types et symétries des particules (hadrons[8] et leptons), types et symétries des interactions. Dans l’espace complet à dix dimensions, le couplage de la gravitation avec les autres champs permet de prédire l’existence de champs additionnels dont il sera question ailleurs.
En allant plus loin, on pourrait se figurer notre univers comme une émergence du vide quantique dans cet hyperespace multidimensionnel. Si l’on observe l’ébullition d’un liquide, ou encore la séparation des phases d’un mélange d’eau et d’huile, on voit des fluctuations de densité ou de composition apparaitre au sein du fluide. Certaines d’entre elles disparaissent si elles n’ont pas atteint une taille critique, d’autres croissent rapidement et peuvent éventuellement coalescer avec des régions voisines également en croissance. La vision du monde physique n’est plus alors celle d’un seul univers mais d’un « multivers », constitué d’un nombre indéfini d’univers parallèles. Les constantes fondamentales de la physique pourraient ne pas être les mêmes d’un univers à l’autre, et les évolutions ultérieures de ces univers seraient alors très différentes. Un grand nombre d’entre eux seraient impropres à la formation d’étoiles et de galaxies, ou bien, si la formation d’étoiles y est possible, impropres à la synthèse en leur cœur d’éléments chimiques capables de se combiner de façon à permettre finalement l’apparition de la vie.
[1] De la mesure de la déviation de la lumière d’une étoile par la masse du Soleil en 1919 à la confirmation de l’existence des ondes gravitationnelles en 2016.
[2] Flatland, par E.A. Abbott, version française J’ai Lu (2013)
[3] Un cercle passant par le centre de la sphère et dont le diamètre est égal à celui de la sphère.
[4] On peut par exemple deviner l’étonnement des cristallographes plats, qui ne connaissaient auparavant que les cinq types de réseaux cristallins à 2 dimensions, qui sont ceux des figures de papier peint, et qui découvrent les quatorze types de réseaux cristallins à 3 dimensions (ce qu’on appelle les réseaux de Bravais).
[5] Il possède aussi une symétrie locale de rotation plane, c’est à dire qu’en tout point de la surface courbe on peut dessiner un plan tangent à la surface, globalement invariant dans une rotation quelconque autour de ce point.
[6] Un champ scalaire Φ est caractérisé par une valeur unique en chaque point de l’espace-temps. Un champ de vecteurs Aµ possède 4 composantes en chaque point de l’espace-temps ; si l’espace-temps est décrit par des coordonnées cartésiennes xyzt, Aµ possède trois composantes spatiales Ax, Ay, Az et une composante temporelle A0. Un champ de tenseurs Bµν possède 4×4 composantes. La gravitation est décrite par un champ de tenseurs symétriques et l’électromagnétisme par un champ de vecteurs.
[7] La vitesse de la lumière dans le vide est d’environ 300 000 km/s.
[8] Les hadrons sont les particules sensibles à l’interaction nucléaire forte ; le proton et le neutron qui forment le noyau atomique sont des hadrons.