Mars, par sa couleur rouge et par la bizarrerie de son mouvement apparent vu de la Terre, fascinait les anciens, qui lui avaient associé le dieu de la guerre. Au-delà de son intérêt scientifique concernant la compréhension de son histoire géologique, climatique et peut-être biologique, c’est la seule planète du système solaire où la vie, ou ses prémices, ont peut-être pu apparaître il y a 3 à 4 milliards d’années et où il semble possible d’envoyer des hommes dans un avenir pas trop lointain. Mars a fasciné les auteurs de science-fiction et les réalisateurs de cinéma, ainsi que les amateurs de mystères[1]. Si la figure du martien de la Guerre des mondes ou de Mars attaque n’est plus d’actualité depuis que les sondes en orbite et les robots au sol ont révélé un désert glacé, la possibilité de missions habitées vers Mars fait toujours rêver (Total recall, 1990, Mission to Mars, 2000, Les fantômes de Mars, 2001, Seul sur Mars, 2015)[2].
Alors que la NASA annonce une mission lunaire habitée en 2027, soit 55 ans après la dernière mission Apollo, Mr. Musk prétend envoyer des humains sur Mars à brève échéance grâce à son entreprise Space X. En fait, cet objectif figurait déjà dans la première mouture de la Global Exploration Roadmap préparée en 2011 par l’ISECG (International Space Exploration Coordination Group), un club d’agences spatiales constitué à l’initiative de la NASA dans le but affiché de coordonner les programmes d’exploration spatiale de ces agences et surtout destiné, sous couvert de partenariat, à justifier la stratégie spatiale américaine. Cependant, cela fait 30 ans que divers projets visent l’objectif nettement moins ambitieux, mais néanmoins très complexe, d’effectuer une mission purement robotique afin de rapporter sur Terre des échantillons du sol de Mars. Une telle mission n’a pas encore été réalisée.
Certains envisagent néanmoins une stratégie comparable au projet Apollo en visant directement une mission habitée, considérablement plus ambitieuse et médiatisable sans passer par une étape robotique. Effectivement le succès du programme Apollo a laissé dans l’ombre la réussite des mission robotiques soviétiques Luna, qui ont aussi rapporté des échantillons lunaires. Mais le fossé à franchir entre une mission robotique et une mission habitée est beaucoup plus large pour Mars que pour la Lune.
Une mission robotique de retour d’échantillons martiens (MSR, Mars Sample Return) implique 1 ou 2 lancements afin de déposer à la surface de Mars un robot mobile (rover) chargé de collecter les échantillons et une plateforme portant une petite fusée (Mars Ascent Vehicle) qui mettra le conteneur d’échantillons en orbite martienne. Un autre véhicule, lancé séparément et mis en attente en orbite martienne, capturera ce conteneur et reviendra vers la Terre ; à l’approche de la Terre, il larguera le conteneur préalablement placé à bord d’une capsule de rentrée[3].
Une mission habitée serait considérablement plus difficile. Il faudrait d’abord poser au sol de Mars un véhicule bien plus massif que les plus gros atterrisseurs robotiques posés jusqu’à présent sur Mars, un objet comparable au LEM des missions Apollo. Il faudrait ensuite le faire redécoller de Mars pour rejoindre un véhicule de retour qui l’attendrait en orbite. Or la pesanteur martienne est nettement plus importante que la pesanteur lunaire (celle-ci est égale à 1/6 de la pesanteur terrestre et la pesanteur martienne à 1/3). Les techniques d’atterrissage utilisées jusqu’à maintenant (parachutes et airbags ou sky-cranes)[4] ne peuvent pas être extrapolées aux contraintes d’une mission habitée. Pour le retour, alors que le Mars Ascent Vehicle ne lancera que quelques centaines de grammes d’échantillons et leur conteneur, c’est un lanceur beaucoup plus puissant qui serait nécessaire pour remonter un véhicule habité jusqu’à l’orbite.
Tout cela pour dire qu’aller sur Mars n’est pas une mince affaire, et que c’est encore plus difficile d’en revenir. En effet dans un voyage interplanétaire, le ligne droite n’est pas le moyen le plus simple d’aller d’un point A à un point B, et une sonde spatiale ne se pilote pas comme une automobile[5]. Et on ne part pas quand on veut : certaines fenêtres de lancement sont plus favorables que d’autres compte-tenu de la position relative des objets du système solaire.
Essayons d’aller plus loin. D’abord quelques rappels de base. Un voyage vers Mars comporte trois phases : (1) le départ de la Terre, (2) la croisière interplanétaire, (3) l’arrivée à Mars. Dans la première phase, le véhicule doit acquérir une vitesse suffisante pour quitter l’orbite terrestre, ce qu’on appelle la « vitesse de libération ». Il est alors placé sur une trajectoire interplanétaire allant à la rencontre de Mars. Au cours de ce voyage à travers le système solaire, il est principalement soumis à l’influence gravitationnelle du Soleil. A l’approche de Mars, le véhicule doit freiner afin que sa vitesse devienne inférieure à la vitesse de libération martienne, moindre que la vitesse de libération terrestre en raison de la masse plus petite de la planète, et lui permette de se mettre en orbite autour de Mars. Un tel voyage, entrepris lorsque la Terre et Mars se rapprochent, dure de 7 à 10 mois selon les dates de lancement et d’arrivée prévues.
Car on ne peut pas partir n’importe quand vers Mars. Alors que la Terre effectue une rotation autour du Soleil tous les 12 mois, Mars parcourt son orbite en 22,6 mois environ (1,88 années terrestres) de sorte que les deux planètes ne sont au plus proche l’une de l’autre que tous les 25,6 mois ; on dit qu’il y a alors opposition (le Soleil et Mars sont de part et d’autre de la Terre).
Pendant la phase de croisière, le véhicule va d’un point de départ situé sur l’orbite de la Terre autour du Soleil à un point d’arrivée situé sur l’orbite de Mars autour du Soleil. Supposons pour simplifier que les orbites de la Terre et de Mars soient parfaitement coplanaires et circulaires. La trajectoire la plus simple et la plus économe en carburant pour un voyage de la Terre à Mars est ce qu’on appelle un transfert de Hohmann[6] (voir encadré).

Le transfert de Hohmann pour une mission martienne est une demie ellipse ayant le Soleil pour foyer, tangente aux orbites de la Terre et de Mars, le point de départ T1 et le point d’arrivée M2 étant respectivement situés au périhélie et à l’aphélie de cette ellipse, c’est-à-dire le point le plus proche et le point le plus éloigné du Soleil. Une première impulsion en T1 fait passer le véhicule de l’orbite de la Terre à l’orbite de transfert. Une seconde impulsion en M2 le fait passer de l’orbite de transfert à l’orbite de Mars (Voir figure ci-contre)[7].
Dans un transfert de Hohmann, le trajet dure environ 0,71 an soit 8,5 mois. Le départ a lieu 3 mois avant l’opposition et l’arrivée 5,5 mois après. D’autres trajectoires sont possibles, mais elles sont plus coûteuses soit en temps soit en carburant[8].
Dans le cas d’un voyage aller-retour, deux options sont possibles si l’on recourt à des transferts de Hohmann. Dans la première, le véhicule quitterait la Terre 3 mois avant une opposition et arriverait 5,5 mois après celle-ci, puis séjournerait sur Mars avant d’en repartir 5,5 mois avant l’opposition suivante et d’arriver sur Terre 3 mois après cette dernière ; la mission durerait donc environ 32 mois (3+25,6+3=31,6) et le séjour sur Mars environ 15 mois (-5,5+25,6-5,5 = 14,6). Dans la seconde option, le véhicule décrirait la totalité de l’ellipse de transfert, c’est-à-dire qu’il quitterait la Terre avant une opposition, et, après un très bref séjour sur Mars, disons quelques jours, prendrait le chemin du retour et reviendrait à son point de départ ; la mission durerait donc 2×0,71 ans soit 17 mois.
De surcroît, toutes les fenêtres de lancement ne sont pas équivalentes. En effet, si l’orbite de la Terre autour du Soleil n‘est que très peu excentrique, c’est-à-dire qu’elle est quasi circulaire, celle de Mars est assez sensiblement elliptique, le Soleil occupant un des foyers de l’ellipse. On voit que la fenêtre de lancement vers Mars est particulièrement favorable lorsque l’opposition Soleil-Terre-Mars coïncide avec le périhélie de la planète rouge (le point de l’orbite martienne le plus proche du Soleil), ce qui arrive tous les 15 ans. Mars est alors bien visible dans le ciel nocturne sous l’apparence d’une étoile rouge. Le voyage est plus court, et il est possible de lancer des véhicules significativement plus lourds. Au contraire le créneau est très défavorable lorsque l’opposition coïncide avec l’aphélie de Mars (le point de l’orbite martienne le plus éloigné du Soleil).
La durée d’une mission habitée vers Mars pose évidemment des problèmes logistiques considérables : air, eau, nourriture. Aucun ravitaillement en route n’est possible, non plus qu’aucun retour anticipé.
Les astronautes vivront pendant plusieurs mois en impesanteur mais ce n’est pas le problème le plus grave. En effet les séjours de longue durée à bord des stations spatiales en orbite basse terrestre comme l’ISS nous ont enseigné les effets de l’impesanteur sur l’organisme humain (les os, les muscles, le système cardiovasculaire, le système neurosensoriel) et les moyens d’en limiter les effets, par exemple par une activité physique régulière à bord. Le principal problème est celui des radiations. Les stations orbitales comme l’ISS évoluent en dessous des ceintures de particules entourent la Terre. Les voyageurs vers Mars devront d’abord traverser ces ceintures, puis ils seront soumis au rayonnement cosmique. Alors que les missions lunaires Apollo ne duraient que quelques jours, ils recevront pendant leur voyage aller-retour de plusieurs mois des doses de radiation létales si leur vaisseau n’est pas équipé d’un blindage de protection adéquat, au prix d’une augmentation de sa masse. A la surface de Mars, s’ils doivent y séjourner plusieurs mois, ils devront également se protéger.
Veut-on coloniser Mars, en faire un refuge lorsque notre bonne vieille Terre sera devenue inhabitable ? Quelques astronautes seulement ont posé le pied sur la Lune : il est manifeste que des missions habitées à la surface de Mars n’impliqueront qu’un nombre restreint de voyageurs. On peut oublier la possibilité d’un exil massif des Terriens sur Mars.
Cette planète froide et sèche n’est d’ailleurs guère hospitalière. La survie de ceux qui y séjourneraient reposerait nécessairement sur des machines qui leur fourniraient l’air et l’eau indispensables à partir des rares ressources disponibles sur place : une atmosphère ténue de dioxyde de carbone, l’eau des calottes polaires et du sol gelé en permanence.
Certains évoquent la possibilité de terra-former Mars. Il s’agirait de reconstituer une atmosphère sur la planète afin de la rendre habitable, comme dans le film Total Recall. Mais les raisons physiques qui ont entraîné la perte de l’atmosphère et de l’eau martienne il y a 3 à 4 milliards d’années sont toujours là. Mars ayant perdu son champ magnétique, sa surface s’est trouvée directement exposée au vent solaire, qui a cassé les molécules de l’atmosphère, que la masse trop faible de la planète n’a pu retenir. Mars a donc perdu son atmosphère échappée vers l’espace, sa surface s’est refroidie, les eaux de surface se sont évaporées. Le terra-forming est un fantasme.
Nécessité de se protéger contre les radiations, impossibilité du terra-forming, survie dépendant exclusivement de machines, les colons devraient vivre sous cloche. L’exemple peut-être pas si lointain d’une base lunaire occupée de façon semi-permanente[9] pourrait nous instruire.
Enfin, que faire sur Mars ? L’exploration de la planète pourrait être réalisée à bien moindre coût par des missions inhabitées, dont les performances seront dans un futur proche considérablement accrues par les progrès de la robotique et de l’intelligence artificielle. L’exploitation éventuelle de ressources minérales serait bien plus complexe que leur exploitation dans les régions les plus inhospitalières de la Terre, et les contraintes qu’on a évoquées plus haut du voyage Terre-Mars limiteraient fortement les quantités de matériaux qu’on pourrait rapporter.
Pour conclure, il n’y a pas d’impossibilité fondamentale à mettre en œuvre une mission martienne habitée, mais ce serait une entreprise à très long terme, sûrement plusieurs décennies, extraordinairement difficile et donc extraordinairement coûteuse. On a avancé au doigt mouillé le chiffre de plusieurs centaines de milliards d’Euros. A l’époque de la course à la Lune entre Américains et Soviétiques, le robinet à finances était ouvert en grand. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. D’autres défis, par exemple le réchauffement climatique ou les menaces géopolitiques, demandent des investissements considérables au cours des prochaines décennies. C’est une question de priorité. La politique, au sens noble, c’est savoir faire des choix pour l’intérêt commun.
Alors que la vie sur notre planète est menacée par les conséquences de l’activité humaine, raconter qu’il sera bientôt possible d’entreprendre des missions habitées vers Mars est un bobard. Peut-être dans un futur indéfini et au prix d’efforts considérables, pourra-t-on envoyer un équipage planter un drapeau et ramasser rapidement quelques cailloux. Un exploit magnifique sans aucun doute. Et puis on passera à autre chose.
[1] Voir par exemple le « visage de Mars », un relief qui évoque un visage humain sous un certain éclairage, mais parfaitement banal quand on le voit sous un autre angle.
[2] Pour une liste des romans ou des films associés à Mars, voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Mars_dans_la_fiction et https://fr.wikipedia.org/wiki/Mars_au_cinéma.
[3] C’était l’objectif du défunt projet Mars PREMIER, étudié conjointement entre le CNES et la NASA au tournant du siècle, et annulé des deux côtés de l’Atlantique pour des raisons budgétaires. Il a été repris ultérieurement dans un contexte de coopération entre la NASA et l’ESA.
[4] La technique des airbags utilisée pour la génération précédente de robots mobiles martiens, Spirit et Opportunity (2004), et celle des sky-cranes utilisée plus récemment pour Curiosity (2012) et Perseverance (2021) ne permettent pas de poser un véhicule de taille suffisante.
[5] Dans les missions interplanétaires, afin d’éviter d’utiliser des quantités d’ergols prohibitives, on doit par exemple souvent concevoir des trajectoires compliquées en s’aidant de l’assistance fournie par le champ de gravitation d’autres planètes. Ainsi, la sonde européenne Juice à destination des lunes glacées de Jupiter effectue 3 survols de la Terre et 1 de Venus. La contrepartie de ces stratégies est qu’elles allongent la durée de la mission.
[6] Walter Hohmann (1880-1945), ingénieur allemand pionnier de l’exploration spatiale.
[7] On trouve de belles animations sur le web, par exemple sur le site de l’université du Mans à l’adresse https://ressources.univ-lemans.fr/AccesLibre/UM/Pedago/physique/02/images/html.jpg. La même technique est utilisée autour d’une planète pour transférer un satellite d’une orbite circulaire haute à une orbite circulaire basse ou inversement.
[8] On peut penser à d’autres approches, utilisant par exemple la propulsion électrique. L’éjection par le moteur électrique d’un flux d’ions d’un gaz neutre (Argon ou Xénon) transmet une impulsion au véhicule. Pendant la phase de croisière Terre-Mars, les moteurs seraient alimentés par l’énergie solaire ou, pourquoi pas, par un réacteur nucléaire, et transmettraient au véhicule une poussée continue. Un tel système permettrait de raccourcir le temps de croisière et de réduire la masse du véhicule.
[9] https://bonneviller.blog/une-base-lunaire-reellement-internationale-devrait-etre-le-prochain-objectif-des-vols-spatiaux-habites/