En finir avec la binarité vivant vs non vivant
J’avais posté il y a quelques mois sur ce blog un texte intitulé « L’apparition de la vie, mode d’emploi » (https://bonneviller.blog/lapparition-de-la-vie-mode-demploi/). La lecture de l’excellent livre de Jean-Pierre Bibring Seuls dans l’univers, de la diversité des mondes à l’unicité de la vie paru récemment chez Odile Jacob (ISBN 978-2-4150-0283-1) m’a poussé à rédiger ce complément à mon précédent texte.
Le point de départ est que le vivant tel qu’il existe sur Terre, et c’est à ce jour le seul exemple que nous connaissons, est l’aboutissement, peut-être provisoire, d’un des possibles chemins d’évolution de la matière organique au sein d’une évolution cosmique plus vaste encore.
Nous sommes habitués dans la pensée occidentale à opérer mentalement une coupure radicale entre le vivant et le non-vivant, de même qu’entre le corps et l’esprit, ou encore entre l’homme et l’animal, aux antipodes de l’animisme des sociétés dites primitives. Les religions monothéistes qui font d’homo sapiens terrestris l’acmé de cette évolution cosmique contiennent fondamentalement cette vision binaire, mais elle existe aussi chez les philosophes grecs. Elle a cependant atteint ses limites. L’étude des sociétés animales, et notamment celles de nos plus proches parents les primates, a démontré la similitude entre nombre de nos comportements sociaux et ceux de nos cousins ; l’agressivité entre groupes ou à l’intérieur du groupe, mais aussi la coopération et l’empathie, l’émergence et la transmission de traits culturels spécifiques à l’intérieur d’un groupe ou les rapports de domination, ne sont pas notre apanage. On sait par ailleurs, notamment par les progrès de l’imagerie cérébrale, combien notre état mental peut influer sur notre condition physique, et en retour comment les altérations de notre état physique, ou l’effet de substances chimiques, drogues ou médicaments, peuvent modifier notre humeur. Pour en finir avec cette binarité de la pensée occidentale traditionnelle, on doit aussi souligner la prise de conscience à travers la physique quantique de l’abolition radicale de la coupure essentielle en physique classique entre l’observateur et le système observé[1].
De la même façon, la pensée traditionnelle oppose la matière inerte, le caillou, et le vivant, l’animal ou la plante. Or entre ces deux états il a probablement existé des étapes et des chemins divergents dans l’évolution de la matière organique, peut-être des voies sans issue, ou encore à plusieurs reprises des extinctions et de nouveaux départs. Le vivant n’est pas apparu soudain un beau jour à partir de la matière inerte, comme Athéna sortant du front de Zeus ou le lapin du chapeau du magicien. Des édifices moléculaires présentant certains aspects du vivant ont pu apparaître ici ou là, les uns ont disparu tandis que d’autres se sont complexifiés. Alors qu’à la racine de l’arbre du vivant terrestre on postule l’existence d’un ancêtre commun à toutes les formes de vie aujourd’hui présentes, qu’on appelle LUCA (Last Universal Common Ancestor), celui-ci est lui-même le produit d’une longue évolution physico-chimique. On peut imaginer un arbre évolutif de la matière organique terrestre dont seule la branche conduisant à LUCA s’est perpétuée alors que les autres n’ont pas eu de descendance. De ces processus qu’on appelle prébiotiques, nous ne savons rien ou pas grand-chose, et ne pouvons que formuler des hypothèses.
Le vivant, c’est quoi ?
Il faut d’abord s’entendre sur ce dont il est question quand on parle du vivant, car « mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde »[2]. Si l’on considère les formes de vie présentes aujourd’hui sur Terre, la plus petite unité reconnue sans ambigüité comme un être vivant est la cellule. Une cellule vivante est constituée d’une membrane qui sépare l’intérieur de l’extérieur, et qui peut laisser passer des nutriments en entrée, et des déchets en sortie. Elle possède un métabolisme, c’est-à-dire un ensemble de réactions physico-chimiques qui lui permettent de se maintenir dans son environnement. Elle est capable de se reproduire identiquement à elle-même. Elle possède un génome, c’est-à-dire un système physico-chimique (ADN et ARN) qui contient sous forme d’un code dont les lettres sont des molécules organiques toute l’information nécessaire au fonctionnement de la cellule et à sa reproduction, et permettant la lecture de ce code et sa traduction en fonctionnalités.
Qu’en est-il alors des virus ? Vivants ou pas vivants ? Ils ne sont pas considérés comme vivants en ce sens qu’ils sont incapables de se reproduire seuls mais détournent la machinerie cellulaire de la cellule qu’ils infectent afin de se faire reproduire. Le virus a certaines des caractéristiques de la cellule vivante, en particulier il porte un code génétique sur un brin d’ARN ou d’ADN, protégé par une enveloppe de protéines, avec des extensions lui permettant de pénétrer une cellule d’un type généralement bien particulier, mais il n’a pas de métabolisme propre et est incapable de se répliquer seul. Deux hypothèses sont couramment avancées sur l’origine des virus. Pour certains chercheurs, ce sont des cellules dégénérées qui ont perdu leur capacité de reproduction et ne peuvent se reproduire qu’en parasitant les cellules véritables ; pour d’autres ils résultent d’une évolution de la matière organique parallèle mais différente de celle ayant conduit aux cellules véritables. Dans les années 30, Stanley a réussi à cristalliser le virus de la Mosaïque du tabac (une maladie de cette plante). En 2002 une équipe américaine a pu produire un virus de poliomyélite parfaitement fonctionnel en mettant en présence un brin d’acide nucléique viral synthétisé en laboratoire et des protéines de l’enveloppe virale également synthétiques ; ces molécules de synthèse se sont spontanément organisées en structure virale.
Aujourd’hui, bricoler le génome de virus ou de bactéries afin de leur conférer de nouvelles fonctionnalités est presque une tâche de routine dans certains laboratoires. Les expériences de Craig Venter consistant à supprimer des gènes dans un génome bactérien afin d’obtenir un organisme fonctionnel minimal et identifier les gènes vraiment indispensables vont plus loin. C’est en quelque sorte l’équivalent d’un démarrage sans échec pour un ordinateur, avec un ensemble minimal d’instructions lui permettant néanmoins d’être opérationnel. On ne peut cependant pas (pas encore) parler de vie synthétique.
Imaginons maintenant que l’on fabrique un petit automate programmable ; des capteurs solaires lui permettent de prélever l’énergie nécessaire à son fonctionnement ; il dispose de senseurs et d’actuateurs lui permettant de connaître son environnement et d’agir sur lui ; un logiciel codé implanté dans sa mémoire contient tout ce qui est nécessaire pour qu’il fonctionne, ainsi qu’un ensemble d’instructions lui permettant de se répliquer à l’identique en allant chercher des composants, les assembler, et recopier le code sur la mémoire. Ce robot est-il vivant ? On dira : « Non, ça n’est qu’une machine » ou encore « Il n’est pas naturel ». Il possède pourtant certaines des caractéristiques du vivant. Il en est cependant une qu’il ne possède pas. Il est incapable d’évoluer par lui-même. Il ne peut évoluer que par l’intervention de son concepteur, qui peut décider de changer certains composants, ou de modifier le logiciel, afin d’améliorer ses performances ou lui donner de nouvelles fonctionnalités. Des innovations technologiques radicales, en rupture, permettent à ce concepteur d’inventer de nouvelles générations de machines.
Le vivant quant à lui est capable d’évolution autonome. L’évolution biologique fonctionne comme l’évolution technologique selon deux modes dynamiques : une évolution lente, sur le temps long, caractérisée par l’adaptation progressive et continue de l’organisme aux changements de son environnement, sous l’effet des mutations et de la sélection naturelle ; une évolution rapide, par sauts, avec l’apparition de nouveaux organes et de nouvelles fonctionnalités[3]. Mais alors que l’évolution technologique est par nature toujours dirigée, l’évolution biologique résulte du hasard des mutations et de la nécessité de l’adaptation au milieu[4] : des modifications du génome peuvent survenir aléatoirement à chaque génération par suite d’erreurs de réplication du code génomique[5] ; la sélection naturelle donne ensuite une chance de survie et de reproduction plus grande aux mutants les mieux adaptés à leur environnement. De surcroît on a découvert assez récemment que la pression de l’environnement peut être à l’origine de mécanismes épigénétiques, c’est-à-dire de modifications périphériques de la macromolécule d’ADN qui, sans changer pas la suite des lettres du code génétique, ont pour effet de renforcer ou d’atténuer l’expression des gènes ; ces altérations peuvent être transmissibles à la génération fille.
Le hasard, moteur de l’évolution cosmique
Le principe cosmologique postule que l’univers est homogène et isotrope, c’est-à-dire que ses propriétés sont les mêmes en tout point et dans toutes les directions. Ses paramètres fondamentaux (les constantes fondamentales de la physique et les paramètres cosmologiques tels que la masse de l’univers et les proportions de ses composantes, matière baryonique, matière noire et énergie noire) étant ce qu’ils sont, l’enchaînement conduisant du Big Bang à la formation des atomes puis des molécules, et de là à la chimie du carbone, semble inéluctable. Cependant la matière organique, produit de cette chimie du carbone, a pu évoluer par des voies multiples et divergentes en fonction de la diversité des conditions éprouvées dans l’espace et dans le temps.
Si ces paramètres fondamentaux avaient été quelque peu différents, l’évolution cosmique aurait été toute autre, et l’univers bien différent de ce qu’il est : son expansion aurait été différente, ou bien la nucléosynthèse primordiale, qui a produit les noyaux d’hydrogène et d’hélium, ne se serait pas produite, ou encore les étoiles ne se seraient pas allumées et n’auraient pas pu synthétiser les autres éléments chimiques, ou encore les atomes n’auraient pas pu se combiner en molécules.
Depuis les premiers âges de l’univers jusqu’à maintenant, l’évolution de l’univers est le produit d’une foultitude immense de hasards, de contingences comme l’écrit Jean-Pierre Bibring. La Voie Lactée, le système solaire et la Terre sont une réalisation particulière de cette évolution, une réalisation parmi un nombre incroyablement grand, peut-être infini, d’autres réalisations. La probabilité est insignifiante que le même enchaînement d’événements se soit produit ailleurs, ou qu’un enchaînement différent ait produit exactement le même résultat. On peut même émettre l’idée que notre univers lui-même, avec les valeurs des paramètres fondamentaux qui lui sont propres, n’est qu’une réalisation particulière parmi un nombre incroyablement grand d’univers auxquels nous n’avons pas, ou pas encore, accès. Au bout du compte, cinq siècles après Copernic et un siècle après Hubble, nous sommes désormais conscients que la Terre n’est qu’une des planètes du système solaire, que le Soleil n’est qu’une étoile parmi les centaines de milliards d’étoiles de la Voie Lactée, que celle-ci n’est qu’une galaxie parmi les centaines de milliards de galaxies de l’univers visible, qui n’est peut-être qu’une réalisation parmi les nombreuses réalisations d’un multivers plus vaste encore.
Hasard et principe anthropique
Sous sa forme faible, ce qu’on appelle le « principe anthropique » énonce que les paramètres fondamentaux de l’univers sont ainsi faits qu’ils ont permis l’émergence de la vie, et qui plus est de la vie intelligente c’est-à-dire au moins de nous-mêmes qui sommes là pour en parler ; sous cette forme, le principe anthropique enfonce manifestement une porte ouverte. Sous sa forme forte, il signifie que ces paramètres sont ajustés très précisément de façon à permettre l’émergence de cette vie intelligente, ce qui sous-entend un projet ; en ce sens, il est l’expression de ce qu’on appelle le dessein intelligent et fait complètement l’impasse sur le rôle essentiel du hasard dans l’évolution cosmique comme dans l’évolution biologique[6].
Mais qu’est-ce que le hasard ? Ce qu’on appelle hasard pour un système isolé[7], régi par des équations d’évolution déterministes classiques, c’est-à-dire non quantiques, ça n’est que le constat de notre ignorance, et celle-ci résulte de notre incapacité à résoudre exactement ces équations ou bien souvent de notre méconnaissance de leurs conditions initiales[8] . Or un système déterministe peut présenter un comportement chaotique, c’est-à-dire qu’un changement mineur des conditions initiales peut entraîner un changement majeur de l’évolution ultérieure du système sur certaines échelles de temps. Il se trouve qu’en fait les conditions initiales ne sont jamais connues parfaitement, parfois en raison de l’impossibilité pratique de les mesurer, ou tout simplement parce que toute mesure est nécessairement entachée d’erreur. Un système chaotique est donc fondamentalement imprédictible. C’est souvent le cas de systèmes régis par des systèmes d’équations non-linéaires couplées[9] : on peut citer l’exemple du système solaire, dont l’évolution dynamique, à des échelles du milliard d’années, n’est pas certaine ; les simulations numériques peuvent prédire des évolutions à très long terme différentes selon les conditions initiales imposées, par exemple une possible collision future entre la Terre et Vénus !
Généricité vs diversité
Le contraste est frappant entre d’une part la généricité des processus qui pilotent l’évolution cosmique, par exemple les mécanismes de formation des étoiles et des systèmes de planètes autour de ces étoiles, et d’autre part l’immense diversité des réalisations, galaxies, étoiles, planètes, issues de ces processus. En prenant du recul, on peut cependant envisager de classer ces objets, tous singuliers dans le détail de leurs propriétés : on peut par exemple classer les étoiles selon leur masse, leur couleur, leur luminosité, leur spectre, leur température leur métallicité[10] . De même on distingue dans le système solaire les planètes telluriques (Mercure, Vénus, la Terre, Mars), les géantes gazeuses comme Jupiter et Saturne, les géantes glacées comme Uranus et Neptune ; ces catégories semblent pertinentes pour d’autres systèmes planétaires, mais d’autres catégories encore hypothétiques comme les planètes – océans pourraient s’ajouter à cette liste. On peut identifier ainsi un nombre réduit de types et de sous-types d’objets[11] aux propriétés assez semblables et dont l’évolution est similaire dans ses grandes lignes, et définir des domaines – enveloppes pour les paramètres physiques de tous les objets d’une même classe. Les processus génériques découlent strictement du corpus assez restreint des lois de la physique, d’où sont issues celles de la chimie et de la biologie, alors que leurs réalisations particulières proviennent de la diversité des conditions initiales de chacune d’elles. On peut se représenter l’évolution cosmique comme un arbre : un très grand nombre de très petits rameaux terminaux portent les feuilles, mais ils sont issus d’un nombre plus restreint de branches, qui elles-mêmes sont issues de quelques très grosses branches.
La vie terrestre est l’aboutissement d’un de ces rameaux, mais la vie a-t-elle pu émerger ailleurs que sur Terre ? Comme conditions nécessaires à l’émergence du vivant, il y a la présence d’eau liquide de façon durable et la présence de matière organique[12]. Mais peut-on identifier des conditions suffisantes ? Les conditions ayant permis l’émergence du vivant, ou plus exactement d’une manifestation du vivant, sur Terre sont évidemment suffisantes mais on a dit plus haut qu’elles étaient singulières et non reproductibles. On sait par exemple que la présence de la Lune, en stabilisant l’angle entre l’axe de rotation de la Terre sur elle-même et le plan de sa révolution autour du Soleil, contribue à la stabilité des climats terrestres, contrairement à la situation de Mars où cet angle varie fortement au cours des âges avec des conséquences majeures sur l’histoire climatique. Un climat stable sur de longues périodes semble plus favorable à l’évolution biologique mais la vie est extrêmement robuste et peut se maintenir malgré des conditions climatiques extrêmes : on sait par exemple qu’au cours de la période pré-cambrienne (avant -540 Millions d’années) la Terre a connu des épisodes « boule de glace » pendant lesquels le vivant s’est perpétué dans les océans.
La relative facilité de formation des acides aminés, qu’on a détectés par exemple dans les météorites de type chondrites carbonées comme la météorite de Murchison[13], permet de supposer que cette famille de molécules, avec lesquelles sont constituées les protéines des organismes terrestres, est présente dans d’autres occurrences du vivant ; cependant la liste des acides aminés impliqués dans ce vivant extraterrestre peut différer de celle des acides aminés impliqués dans le vivant terrestre et leur chiralité peut être opposée[14] ; leurs fonctions peuvent aussi être différentes. Par ailleurs la famille de molécules codant le code génétique de ces aliens hypothétiques peut être différente de celle dont sont constituées les chaînes du couple ADN-ARN[15].
Des planètes « habitables » ?
Ce qu’on appelle l’habitabilité d’une planète est généralement présenté comme l’ensemble des conditions permettant la présence durable d’eau liquide à sa surface. Elles sont de deux types : d’une part la distance de la planète à l’étoile, le type d’étoile, sa taille, sa couleur, sa luminosité ; d’autre part l’existence éventuelle d’une atmosphère, sa température, sa pression et sa composition. Les méthodes usuelles de détection des exoplanètes (vitesses radiales, transit) nous renseignent sur le premier point, mais pour ce qui concerne le second l’étude (par spectroscopie) des atmosphères exo-planétaires est encore débutante[16]. Ce point est néanmoins essentiel en raison des échanges thermiques entre l’eau liquide et l’atmosphère[17] et l’existence possible d’un effet de serre plus ou moins important : sur Terre, la vapeur d’eau est le principal gaz à effet de serre sans lequel la température moyenne de surface serait aux alentours de -20°C[18].
A ce jour on a détecté de l’ordre de 5000 exoplanètes, qui présentent une énorme diversité par leur orbite (la distance à leur étoile), leur diamètre, leur masse, et leur température d’équilibre moyenne estimée en l’absence d’atmosphère (cf. note 11). Le système de l’étoile du Trappist par exemple, une étoile de type naine rouge, plus petite et plus froide que le Soleil[19] située à 40 années-lumière de la Terre, contient plusieurs planètes telluriques, dont certaines pourraient être « habitables », au sens que l’eau liquide pourrait se maintenir en surface. Mais cette « habitabilité » ne dit rien sur la présence de matière organique ni sur la chimie qui pourrait s’y dérouler. Comme c’est d’abord au pied du réverbère qu’on cherche ses clés égarées la nuit, il est plus simple, dans la recherche de planètes susceptibles d’abriter ou d’avoir abrité une chimie organique complexe prébiotique, de se limiter dans un premier temps aux étoiles de même type que le Soleil ; celui-ci est de type naine jaune et 10% environ des étoiles sont de ce type, ce qui fait quand même plusieurs milliards d’étoiles dans la Voie Lactée. On peut penser que les systèmes planétaires de ces étoiles sont composés a priori des mêmes types de planètes que le système solaire : des telluriques, des géantes gazeuses, des géantes glacées La physico-chimie dans la nébuleuse proto-stellaire puis dans le disque circumstellaire est sans doute assez semblable, ainsi que l’abondance et la variété des molécules organiques. Mais notre Terre a bénéficié d’un énorme coup de chance : peu après leur formation loin du Soleil, les deux géantes gazeuses Jupiter et Saturne ont entrepris une migration vers l’intérieur du système solaire ; si elles n’avaient pas interrompu cette migration et rebroussé chemin jusqu’à gagner leur position actuelle, nous ne serions pas là car les planètes intérieures n’auraient pas pu se former ou auraient été avalées en chemin. Pour permettre la formation de planètes telluriques dans un autre système planétaire autour d’une étoile de type solaire, il faudrait soit qu’il n’y ait pas de géante gazeuse, soit une double migration de type Jupiter et Saturne, soit un autre mécanisme à découvrir. Cependant l’abondance de ces étoiles fait que la présence dans leur système planétaire de planètes telluriques habitables est un phénomène peut-être rare mais qui n’a pas de raison d’être unique[20].
En finir avec la binarité vie / vie intelligente
Au-delà de la question de l’existence du vivant ailleurs dans l’univers se pose bien sûr la question de la vie intelligente. Sommes-nous seuls ? Pourrons-nous savoir un jour si E.T. existe[21] ? Au début de ce texte, nous avons dit qu’il fallait faire litière de la binarité radicale vivant / inerte. Arrivés ici nous devons aussi nous débarrasser de la vision binaire vie intelligente / vie non intelligente. Après avoir essayé de définir le vivant, on a voulu ici montrer que la séparation entre le vivant et l’inerte n’est pas une coupure radicale mais une transition progressive. Le vivant est issu d’une voie particulière d’évolution de la matière organique et la vie terrestre elle-même est une forme singulière de ce cheminement. De même la séparation entre le vivant intelligent et le vivant non intelligent n’est pas une coupure radicale mais une transition progressive. Les progrès des travaux sur l’animal montrent que celui-ci possède des formes d’intelligence, avec des degrés allant du microbe à l’humain. Les plantes aussi manifestent des comportements intelligents, par exemple de coopération contre les nuisibles. Outre les primates et les cétacés, de nombreuses espèces possèdent une conscience de soi, que révèle par exemple le fameux test du miroir. Des organismes dont le système nerveux est très différent du nôtre sont capables de manifestations d’intelligence : un poulpe peut résoudre des problèmes d’orientation difficiles pour s’emparer d’une proie, les insectes sociaux comme les fourmis possèdent une forme d’intelligence collective bien que chaque élément de la colonie n’ait individuellement que des capacités limitées. L’intelligence est une propriété du vivant, et tout comme le vivant lui-même elle peut prendre des formes très diverses. C’est l’arrogance de l’esprit humain qui a instauré cette fracture entre lui et le reste du vivant ; elle lui permet de croire qu’il est le point final unique de l’évolution cosmique alors qu’il n’est que l’extrémité d’un de ses innombrables rameaux.
[1] L’observateur ne connaît le système qu’en interagissant avec lui par le processus de mesure (la théorie quantique exprime le résultat de cette interaction entre l’observateur et le système observé) de sorte que l’existence d’une réalité physique indépendante de l’observateur apparaît comme une question vaine selon l’interprétation généralement admise de la physique quantique (voir par exemple l’expérience d’Aspect et ses conséquences sur l’intrication quantique et le paradoxe EPR).
[2] A. Camus, Sur une philosophie de l’expression, Œuvres complètes II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris (1965)
[3] En fait le mode lent de l’évolution biologique résulte de l’accumulation de très petites évolutions incrémentales ; c’est l’éloignement qui nous fait apparaître cette évolution comme continue.
[4] Voir Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Le seuil, Paris (1973).
[5] La mutation la plus simple est celle où, à un emplacement dans le génome, une lettre (le code génétique possède 4 lettres, dont chacune est représentée par 1 molécule) est remplacée par une autre lettre ; des mutations plus complexes peuvent survenir avec duplication, déplacement ou disparition de pans entiers du génome.
[6] Remarquons que ces deux révolutions conceptuelles majeures, Copernic il y a 450 ans et Darwin il y a 150 ans, furent le fruit de l’observation et du raisonnement : de même que Copernic avait émis l’hypothèse héliocentrique avant qu’on n’ait élaboré les lois de la mécanique (Galilée, Newton), Darwin avait émis la théorie de l’évolution des espèces et de la sélection naturelle avant la découverte des lois de la génétique.
[7] Ou quasi-isolé. Pour un système ouvert, c’est-à-dire non isolé, le hasard peut être la conséquence de perturbations extérieures sur lesquelles on n’a pas prise.
[8] Par exemple en raison d’un trop grand nombre de variables si le système a un très grand nombre de degrés de liberté. On doit alors utiliser des méthodes de type statistique ; la notion de probabilité est la mesure de notre ignorance.
[9] De tels systèmes peuvent connaître des bifurcations et des transitions irréversibles vers des situations qualitativement très différentes ; c’est notamment le cas de la machine climatique.
[10] La métallicité d’une étoile mesure l’abondance d’éléments autres que l’hydrogène et l’hélium.
[11] Plusieurs classifications différentes sont d’ailleurs possibles selon qu’on met plutôt en avant telle ou telle propriété, par exemple pour les planètes le diamètre, la masse, l’orbite, le structure interne. On remarque en outre que les types ainsi identifiés ne sont pas toujours séparés par des seuils ou des cloisons étanches, et qu’il peut y avoir un recouvrement partiel, ou un continuum, entre catégories : il y a par exemple beaucoup de ressemblances entre une étoile de type « naine brune », trop petite pour que les réactions thermonucléaires puissent se déclencher en son cœur, et une géante gazeuse comme Jupiter.
[12] La matière organique en raison de la richesse de la chimie du carbone, et l’eau liquide en raison de ses propriétés de milieu réactionnel, voir https://bonneviller.blog/lapparition-de-la-vie-mode-demploi/
[13] Sur la météorite de Murchison, voir https://bonneviller.blog/lapparition-de-la-vie-mode-demploi/
[14] Sur la chiralité, voir https://bonneviller.blog/lapparition-de-la-vie-mode-demploi/
[15] Cependant bien que la synthèse des bases azotées à partir desquelles sont constituées l’ADN et l’ARN est plus difficile que celle des acides aminés, on en a détecté dans des météorites de type chondrites carbonées comme la météorite de Murchison.
[16] L’étude par spectroscopie des atmosphères d’exoplanètes a démarré avec la mise en service du télescope spatial James Webb en 2022. En fait le type d’étoile et l’orbite de la planète permettent de déterminer une température d’équilibre moyenne en l’absence d’atmosphère ; en supposant des situations extrêmes (pas ou peu d’atmosphère comme pour Mars, ou emballement d’effet de serre comme pour Vénus), on obtient des limites minimales et maximales de la zone d’habitabilité.
[17] L’eau liquide n’est pas stable dans les conditions thermodynamiques normales au sol de la Terre : elle s’évapore. Mais elle se refroidit dans la haute atmosphère et retombe sous forme de précipitations. Ce cycle de l’eau qui permet de maintenir durablement la présence de l’eau liquide en surface est une composante majeure de la machine climatique.
[18] On a également considéré l’habitabilité des satellites des planètes géantes : les frottements dus aux forces de marée peuvent en effet maintenir un océan liquide sous une enveloppe superficielle gelée. Ça ne semble pas néanmoins être les candidats les plus plausibles pour rechercher la vie.
[19] Un grand nombre d’exoplanètes détectées à ce jour orbitent autour d’étoiles de type naine rouge ; elles sont très abondantes, et se prêtent bien aux techniques de détection d’exoplanètes en raison de leur faible luminosité et de leur faible masse. Les planètes identifiées sont souvent très proches de l’étoile, d’où un possible verrouillage de la rotation propre de la planète de sorte qu’elle présente toujours la même face à l’étoile, comme la Lune vis-à-vis de la Terre ou Mercure vis-à-vis du Soleil ; il y a alors un fort contraste thermique entre l’hémisphère toujours éclairé et l’hémisphère toujours sombre ; de ce fait ça ne semble pas être les meilleures candidates pour rechercher la vie.
[20] Le satellite Kepler de la NASA a détecté a identifié plusieurs « super Terre », c’est-à-dire de planètes telluriques plus volumineuses que la Terre autour d’étoiles de type solaire et dans la zone habitable de ces étoiles, e.g. Kepler-22b (2011), Kepler-69c (2013), Kepler-452-b (2015).
[21] Voir sur ce blog https://bonneviller.blog/retour-sur-le-paradoxe-de-fermi/
Richard, excellente analyse ! je me permets toutefois quelques commentaires.
1. Tu te contredis.
Je reprends ta dernière phrase :
« ..l’arrogance de l’esprit humain… lui permet de croire qu’il est le point final unique de l’évolution cosmique alors qu’il n’est que l’extrémité d’un de ses innombrables rameaux. ».
Cette phrase s’applique pourtant exactement à la thèse arrogante soutenue dans le livre de Bibring (que tu loues) qui dit en gros : il y a un seul rameau, « nous sommes seuls dans l’Univers ».
Dire cela, c’est pratiquement pareil que de réinventer Dieu ! Pour un communiste, c’est quand même bizarre.
Il y a des erreurs factuelles dans son livre. En voici deux :
– il dit que la faible pression de l’atmosphère de Mars empêche l’eau d’être liquide . C’est faux ! la pression n’a rien à voir, c’est la température qui compte. Tu abordes cette question dans ta note [17].
– C’est Laskar qui a suggéré le rôle stabilisateur de la lune sur l’inclinaison de l’axe terrestre par rapport à l’écliptique. En fait, il a co-signé plus tard un nouveau calcul qui contredit ses premiers calculs, 2ème papier passé inaperçu mais très important.
Les gens sérieux dans mon genre disent qu’il faut trois conditions pour l’existence de ETI (extra-terrestrial intelligence).
1. existence d’une planète habitable . On sait maintenant (depuis peu) qu’il y en a plein ! entre 20 et 50% des étoiles ont une planète dans la zone habitable.
2. émergence de la vie. Pour l’instant, on ne sait rien sur ce sujet ; mais la découverte de traces actuelles ou passées sur Mars augmenterait considérablement la probabilité universelle de l’émergence de la vie n’importe où. C’est pourquoi je suis en faveur de la mission de retour d’échantillons, mais pas en faveur de l’homme sur Mars, couteux et inutile. Il vaut bien mieux investir sur de grands télescopes dans l’espace, permettant la caractérisation des exoplanètes , pour y trouver des indices de vie : des biosignatures.
3. Emergence d’une vie ayant accédé à la technologie, en particulier l’électricité : des technosignatures. On ne sait rien sur ce sujet, il faut se donner les moyens d’y accéder.
Donc, sur les points 2 et 3, je suis agnostique ! je ne sais pas. Mais je suis pour dépenser de l’argent pour chercher, car c’est une question taraudante : « Sommes-nous seuls dans l’Univers ? «
D’ailleurs, la vraie question est maintenant plutôt : « où sont les plus proches ETI ?» La réponse existe : nous ne la connaissons pas, mais on doit explorer systématiquement l’Univers par télescopes , en commençant par les étoiles les plus proches du soleil.
La question des univers paralèlles avec d’autres constantes n’a pas beaucoup d’intérêt à mes yeux, tellement elle est spéculative.
Enfin, sur le sujet de l’émergence de la vie dans l’Univers, je recommande vivement le livre de Michel Galiana-Mingot, « Les clés secrètes de l’Univers: Émergence de l’Univers, de la vie et de l’Homme ».Son approche va plutôt dans le sens des innombrables rameaux, mais quand même avec une certaine convergence dûe à la chimie des protéines, en gros :
La vie commence à apparaître quand une protéine est un catalyseur de sa propre fabrication.
Jean-Loup Bertaux