Icare aurait-il le blues ?

Le titre de cet article fait référence au livre de J. Arnould « La seconde chance d’Icare » paru en 2001[1].

Le 12 avril 1961 pour la première fois un homme, le russe Youri Gagarine, effectuait un vol orbital autour de la Terre. Fin décembre 1968 les trois hommes de l’équipage du vaisseau Apollo 8 échappaient à la pesanteur terrestre, se mettaient en orbite autour de la Lune et revenaient sains et saufs ; le 21 juillet 1969 l’américain Neil Armstrong posait le pied sur la Lune.

Depuis une vingtaine d’années, une poignée d’astronautes / cosmonautes / spationautes composée d’américains, de russes, d’européens, de japonais et de canadiens tournent en permanence au-dessus de nos têtes à bord de la Station Spatiale Internationale (ISS) dans une indifférence quasi générale, sauf en cas d’incident technique ou d’événement médiatique remarquable, par exemple quand un membre d’équipage joue de la guitare en impesanteur ou aspire un jus de fruit flottant librement dans la cabine à la façon du capitaine Haddock dans « On a marché sur le Lune ». On a certes vu de bien belles photos de la Terre prises depuis l’ISS, mais était-il pour autant nécessaire qu’un œil humain soit derrière l’objectif ? On peut en douter.

La course à la Lune des temps de la guerre froide entre américains et soviétiques reposait sur un double mythe. A l’est le cosmonaute, illustré par une grande fresque murale dans le hall d’entrée de l’IKI à Moscou[2], incarnait l’homme nouveau soviétique et célébrait le talent des ingénieurs de son pays. A l’ouest, l’astronaute était la figure moderne du pionnier qui, n’ayant plus de nouvelle frontière à repousser plus à l’ouest, s’en allait à la verticale conquérir la troisième dimension.

Pour l’instant la réalisation la plus ambitieuse dans le domaine des vols habités est cette Station Spatiale Internationale dont l’assemblage a débuté en 1998 et s’est achevé pour l’essentiel en 2011. Dans moins de 10 ans, ses opérations se termineront et on peut déjà tenter de faire le bilan de cette colossale entreprise. Alors que l’ISS est souvent présentée comme une grande infrastructure de recherche, les grandes attentes exprimées dans les années 80 et 90 sur les retombées économiques de la recherche en micropesanteur[3] n’ont pas été satisfaites. Certains promettaient des milliards de dollars qui viendraient des produits, alliages, cristaux, médicaments, fabriqués dans l’espace ; ces promesses de richesses tombées du ciel ne se sont pas matérialisées, sauf bien sûr pour les industries qui ont construit les moyens spatiaux ![4] 

Cela ne signifie pas que les recherches en micropesanteur ont peu de valeur ; on effectue dans les modules laboratoires de l’ISS des recherches de qualité en sciences physiques (par exemple en physique des fluides supercritiques et milieux granulaires, bien que la présence d’astronautes puisse être un inconvénient puisque leur activité perturbe le niveau de micropesanteur) et en sciences de la vie (notamment la compréhension de certains mécanismes neurosensoriels et cardiovasculaires) mais aucune percée majeure n’est apparue à ce jour ; en fait, les principaux résultats ont été principalement bénéfiques pour le secteur spatial lui-même, les sciences de la vie et la médecine pour mieux contrôler la santé des équipages, la physique des fluides pour mieux comprendre le comportement des systèmes fluides dans les systèmes spatiaux.

On a pu voir dans l’ISS, dont le projet avait été lancé sous la présidence de R. Reagan, le pendant pacifique de l’initiative « Guerre des étoiles » : la coopération avec la Russie permettait de fixer son programme spatial, et l’enrôlement des partenaires occidentaux de geler les ressources d’alliés qui étaient aussi des concurrents.

Cependant un programme à long terme de vols habités qui serait limité à l’orbite basse n’a que peu d’intérêt car n’offrant guère de perspectives ; la prochaine étape dans le domaine de l’exploration humaine devait donc être la définition d’un nouveau programme d’exploration au-delà de l’orbite basse qui s’inscrirait dans une vision à long terme.

Le rapport présenté en 2009 sous l’administration Obama par le comité présidé par Norman Augustine[5] sur la stratégie américaine en matière de vol spatial habité[6] ne donne aucune justification à ce programme, ni scientifique, ou technique, ou économique. La seule motivation qui apparait implicitement est de maintenir le leadership des USA dans le domaine spatial.

Je ne reprendrai pas ici le vieux débat entre vol habité et missions robotiques. Le vol habité c’est cher, c’est compliqué et c’est dangereux, mais il est semble-t-il dans la nature d’homo sapiens d’aller voir toujours plus loin si l’herbe est plus verte ailleurs, ou d’escalader les montagnes par amour du sport et parce qu’elles sont là. Soit. Quelles que soient les critiques que l’on peut émettre sur l’intérêt du vol spatial habité, il est sans doute illusoire de vouloir arrêter le train, alors autant en tirer le meilleur parti, ou le moins mauvais. Il me semble que le seul objectif qui vaudrait vraiment la peine serait l’installation d’une base lunaire vraiment internationale (voir l’article du 17 janvier).

Les scénarii élaborés par les experts pour l’installation d’une base lunaire font largement appel à la robotique, humains et robots étant censés travailler ensemble et de manière complémentaire. Cependant, la part respective des humains et des robots dans cette coopération n’est pas fixée pour toujours et évoluera certainement dans le futur. Le problème majeur des missions humaines est leur complexité, d’où leur coût. Les missions robotiques sont limitées par les capacités de l’intelligence et de l’autonomie embarquées, alors que la télé-opération en temps quasi réel n’est possible que pour les missions dans l’espace proche. Mais cette limitation va changer avec les progrès en croissance rapide de l’intelligence artificielle si bien que la pertinence d’envoyer des humains dans l’espace profond devrait diminuer. Les missions humaines sont complexes parce qu’il faut assurer la sécurité des équipages et prévoir tout ce qui est nécessaire à leur survie (air, eau, nourriture, gestion des déchets). Sur Terre, on essaie de minimiser autant que possible l’intervention physique des opérateurs humains dans les environnements les plus difficiles (mer profonde, centrales nucléaires) ; or l’espace est un environnement vraiment difficile de sorte qu’au bout du compte, lorsque les technologies seront disponibles les robots devraient progressivement y remplacer les humains. Dans un monde rationnel, la présence de l’homme dans l’espace ne devrait pas être un objectif en soi, mais un outil dont on voudrait pouvoir se passer.

Or la Lune n’est souvent présentée que comme une étape vers des missions habitées plus ambitieuses dont Mars est l’objectif. La faisabilité d’une telle mission n’est pas acquise aujourd’hui ; si elle le devient, s’agira-t-il de simplement planter un drapeau et de rapporter quelques échantillons du sol, comme lors des misions lunaires Apollo, ou d’établir durablement une présence humaine ? On emploie parfois le terme coloniser, mais celui-ci signifie non seulement exploiter les ressources mais aussi faire souche. Comme Mars, froide et sèche, n’est guère hospitalière aujourd’hui, certains parlent de la « terra-former », c’est-à-dire de modifier l’atmosphère et le climat martiens afin de la rendre habitable. Cependant, en raison de sa petite taille et de sa faible gravité, et de la disparition, au début de son histoire, d’un champ magnétique interne et d’une magnétosphère protégeant l’atmosphère du vent solaire [7],[8], Mars a perdu la plus grande partie de son atmosphère, ainsi que des étendues d’eau liquide à sa surface ; cette évolution explique son climat actuel. Les causes physiques de la disparition de l’eau liquide et de l’atmosphère de Mars sont toujours présentes, rendant illusoires l’espoir de recréer à la surface de Mars des conditions habitables, sauf évidemment à l’intérieur de cocons protégés des particules chargées et du rayonnement solaire ultraviolet qu’aucune atmosphère ne filtre.

On cite souvent cette phrase du russe Constantin Tsiolkovski, figure tutélaire de l’astronautique La Terre est le berceau de l’humanité. Mais passe-t-on sa vie entière dans un berceau ? Une motivation fréquemment avancée pour justifier les vols spatiaux habités est qu’il faudra un jour quitter la Terre quand celle-ci sera devenue inhabitable et trouver un nouveau lieu de vie pour l’espèce humaine. Les conséquences du changement climatique en cours et la dégradation de l’environnement par l’activité humaine rendent malheureusement plausibles des scénarios dans lesquels les conditions de vie d’une grande partie des habitants de notre planète deviendront plus précaires. Mais la perspective d’une fuite vers d’autres mondes est illusoire, il n’y aura pas de planète de rechange. Seule une petite poignée d’humains pourra de temps en temps quitter la Terre, au prix de grands efforts, et ils ne pourront pas aller bien loin dans le système solaire. Nous devons in fine accepter ce constat : nous sommes prisonniers d’un monde fini dont les ressources sont limitées. Nous avons conscience de la finitude temporelle de notre vie individuelle, nous devons désormais être conscients de la finitude de l’espace vital que notre espèce pourra occuper pendant son existence.


[1] La seconde chance d’Icare, Jacques Arnould, Le Cerf (2001)

[2] IKI, acronyme de Институт космических исследований, l’Institut de recherche spatiale de l’académie des sciences de Russie

[3] La micropesanteur est la situation de quasi absence de pesanteur effective à bord d’un véhicule soumis aux seules forces gravitationnelles, l’attraction gravitationnelle et les forces d’inertie se compensant ; en toute rigueur seul le centre de masse du véhicule est en impesanteur, un passager éloigné du centre de masse et/ou en mouvement par rapport à lui subit des forces d’inertie résiduelles ; un vaisseau spatial orbitant librement autour de la Terre à quelques centaines de kilomètres d’altitude subit également l’effet du frottement atmosphérique résiduel.

[4] De même, à l’époque de la ruée vers l’or aux Etats-Unis, les seuls à s’être vraiment enrichis étaient les vendeurs de pelles, ainsi que les tenanciers de saloons.

[5] Pour sa biographie, voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Norman_Augustine.

[6]  Review of US human spaceflight plans committee, SEEKING A HUMAN SPACEFLIGHT PROGRAM WORTHY OF A GREAT NATION http://www.nasa.gov/pdf/396093main_HSF_Cmte_FinalReport.pdf

[7] Le Soleil émet en permanence des flux de particules chargées, électrons et protons. Le champ magnétique terrestre, produit par les mouvements convectifs du noyau métallique liquide de la planète, enveloppe la Terre d’une magnétosphère protectrice qui dévie ces flux de particules. Dans les régions polaires le champ magnétique présente des cornets par lesquels les particules chargées peuvent pénétrer dans l’atmosphère, et sont à l’origine des phénomènes d’aurores boréales et australes. Sur Mars, la dynamo interne s’est arrêtée très tôt dans l’histoire de la planète ; faute de magnétosphère protectrice, l’atmosphère est devenue directement exposée au vent solaire qui casse les molécules que la faible gravité de Mars ne peut pas retenir. Au début de son histoire, Mars possédait des étendues d’eau liquide à sa surface ; la fuite de l’atmosphère a entraîné l’évaporation des eaux de surface qui se sont aussi enfuies.

[8] Jakosky B.M., Grebowsky J.M., Connerney J. et al. (2015), MAVEN observations of the response of Mars to an interplanetary coronal mass ejection, Science, Vol. 350, Issue 6261, aad0210, DOI: 10.1126/science.aad0210.