L’homme face à l’univers

Je vais dans ce qui suit m’éloigner quelque peu du domaine scientifique et technique pour aborder des préoccupations plus métaphysiques suscitées par sa fréquentation.

« Sire, je n’ai pas besoin de cette hypothèse »

Il y a deux questions essentielles. La première est : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Mais elle est sans doute vaine et n’appelle pas de réponse. L’existence d’un monde physique réel, et notre propre présence comme composante de ce monde doit être acceptée comme un postulat de base (c’est le « je pense donc je suis » de Descartes). La deuxième question est celle de notre place dans ce monde. On peut y répondre par une profession de foi. Mais l’éventuelle mise en évidence dans un futur indéterminé d’autres formes de vie dans l’univers, a fortiori de vies intelligentes, pourrait sérieusement changer la perspective.

Dans quelques décennies, ou quelques siècles, nous-mêmes ou nos descendants pourront peut-être, grâce à de futurs télescopes géants ou des observatoires spatiaux, avoir acquis de sérieux indices sur l’existence d’une forme de vie extraterrestre dans l’univers proche. Nous ne serions donc pas seuls, ce qui serait un grand soulagement ; la vie apparaitrait en effet comme un phénomène somme tout assez répandu et on pourrait raisonnablement inférer que d’autres créatures intelligentes ont existé, existent ou existeront un jour ailleurs. Les mythes religieux faisant de l’homme le maître de l’univers apparaîtraient vraiment pour ce qu’ils sont : de belles fables.  Au contraire, si on ne trouve rien, ce sera assurément une déception et on pourrait même éprouver un sentiment de solitude en ressentant la frayeur de Pascal devant « le silence éternel de ces espaces infinis ». On pourra néanmoins se consoler en se disant que l’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence, que les conditions permettant l’émergence de la vie se rencontrent moins souvent qu’on ne l’espérait[1], et qu’il faut sans doute chercher plus loin.

Dans la super production hollywoodienne « Anges et démons », le héros, un scientifique joué par l’acteur Tom Hanks, rencontre un hiérarque du Vatican afin d’obtenir l’accès à des archives secrètes. L’homme d’église demande au scientifique : croyez-vous en Dieu ? Lourd silence, tension intense, gros plan sur les yeux digne d’un western de Sergio Leone. Tom Hanks finasse, tourne autour du pot. Il ne peut pas simplement répondre par oui ou par non. On devine le spectateur (en premier lieu le spectateur américain) tétanisé. On voit la même scène, ou presque, dans « Contact » ; l’héroïne, jouée par Jodi Foster, passe devant une commission qui doit choisir celui ou celle qui ira à la rencontre d’intelligences extraterrestres. Même question, même tension ; son attitude agnostique lui fait rater l’examen de passage.

Ces deux exemples illustrent de façon un peu caricaturale la problématique de la croyance en Dieu. On ne demande pas : à quoi croyez-vous ? Ou bien : qu’est-ce que Dieu pour vous ? Ce sont là des questions complexes auxquelles on ne peut apporter que des réponses complexes. Au contraire, la question abrupte « croyez-vous en Dieu ? » exige une réponse binaire, oui ou non, l’interrogation ainsi formulée sous-entendant ce qui est une évidence pour le croyant : Dieu est le créateur du ciel et de la Terre, et de tout ce qui existe ici-bas.

Le démiurge ainsi défini ou nommé, extérieur à son œuvre, ne s’interdit pas d’intervenir dans son fonctionnement, tant au niveau du cosmos qu’au niveau de l’individu. Cependant au niveau cosmique, le champ d’intervention divin a beaucoup rétréci depuis deux siècles. Newton, le père des lois de la mécanique et de la gravitation, pensait à la fin du 17ème siècle que le système solaire pouvait être instable en raison des influences mutuelles des planètes ; il imaginait donc une intervention du créateur pour maintenir sa stabilité. Un siècle plus tard Laplace montrait que le système solaire était stable sur de longues périodes sans qu’il soit nécessaire d’invoquer un coup de pouce divin[2]. Le champ d’intervention divin au niveau cosmique se limite aujourd’hui au Big Bang et à l’évolution darwinienne dans l’hypothèse du dessein intelligent dont on va maintenant parler.

Le dessein intelligent

Cependant, objecteront certains, on peut aussi penser que « l’être suprême », sans intervenir dans la marche ultérieure du monde, aura lancé celui-ci dans une direction bien définie de sorte que son évolution ultérieure n’est pas simplement le fruit du hasard mais la conséquence de cette impulsion initiale. Cette hypothèse du « dessein intelligent », qui a connu une nouvelle jeunesse au cours des dernières décennies, constitue en fait un avatar moderne du créationnisme dont il se distingue par un discours d’apparence scientifique. Contrairement au créationnisme naïf de certains milieux évangéliques très présents aux Etats-Unis, le « dessein intelligent » ne s’appuie pas sur une lecture littérale de la Genèse[3] selon laquelle l’univers aurait été créé en six jours il y a six mille ans. Il ne remet pas non plus en cause certains paradigmes scientifiques comme le Big Bang, qu’il voit comme l’étincelle divine qui a mis la création en marche, ainsi que l’évolution biologique, mais il postule que celle-ci n’est pas aléatoire, mais dirigée, et donc qu’elle a un sens (au propre comme au figuré)[4].

Le dessein intelligent ne soutient pas que les espèces vivantes qui peuplent la Terre sont demeurées inchangées. Il admet les mutations et la pression sélective, mais elles ne seraient pas le fruit du hasard et de la nécessité[5], elles seraient orientées dans un sens défini qui conduit jusqu’à nous. En résumé, entre l’instant initial d’un Big Bang et l’instant présent où l’homme occupe tous les espaces de la planète, les mécanismes de l’évolution se seraient débrouillés pour raccorder les deux bouts.

Peut-on réfuter le destin intelligent ? Si vous prenez une pièce de monnaie pour jouer à pile ou face, vous supposez a priori que les deux résultats ont la même probabilité, un demi. C’est l’hypothèse d’ignorance maximale. Ce n’est qu’après avoir effectué un grand nombre de tirages que vous pourrez juger de la pertinence ou non de l’hypothèse. Si vous obtenez l’un des résultats avec une occurrence significativement plus importante, vous concluez naturellement qu’il y a un biais dans l’expérience, que la pièce est truquée ou que le lanceur est un habile manipulateur. C’est la même chose avec le dessein intelligent. Mais là, le partisan du dessein intelligent vous dit au départ qu’il y a un biais. Seulement, on ne peut pas répéter l’expérience, car il n’y a, du moins pour l’instant, qu’un seul univers connu et qu’une seule évolution.

L’hypothèse du dessein intelligent pourrait faire penser aux variables cachées en physique quantique ; leur existence a été postulée par divers théoriciens afin d’expliquer certains résultats qui heurtent le sens commun[6]. Elle s’en distingue cependant par un caractère essentiel : l’hypothèse des variables cachées peut être testée expérimentalement ; on peut en effet concevoir des expériences pour lesquelles les prédictions fournies par les théories à variables cachées et la théorie quantique « orthodoxe » diffèrent, or c’est cette dernière qui est validée. L’hypothèse du dessein intelligent n’est pas testable, alors que des observations reproductibles et convergentes corroborent la réalité de l’évolution biologique. Elle n’est donc pas scientifique.

Le principe anthropique

Il est néanmoins frappant de constater que les paramètres fondamentaux de l’univers, par exemple l’intensité des interactions fondamentales de la physique, sont ajustés de façon extrêmement fine de façon à permettre à un certain stade de son évolution l’émergence de la vie et finalement d’observateurs intelligents (nous-mêmes). C’est ce qu’on appelle le principe anthropique[7]. Sans le réglage fin de ces paramètres, l’univers n’aurait pas eu une stabilité suffisante pour que la vie ait eu le temps d’y apparaître, les étoiles n’auraient pas pu se former ou fabriquer des éléments lourds ou s’entourer de systèmes planétaires, la chimie n’aurait pas permis la construction de molécules complexes, et in fine la vie, et donc la vie intelligente, n’aurait pas pu émerger.

Cependant si l’on admet l’existence d’univers parallèles qui est prédite par les travaux de certains physiciens théoriciens (dans l’état actuel des connaissances ça n’est qu’une hypothèse, car nous n’avons jusqu’à présent acquis par l’observation aucun indice de leur existence[8] ) et d’un nombre très grand, peut-être infini, de tels univers, il n’est alors pas improbable que nous soyons dans un de ceux ayant par hasard les bonnes valeurs de ces paramètres. De même que dans notre univers la Terre se trouve avoir les bonnes conditions pour que la vie apparaisse, de même à un niveau supérieur notre univers peut se trouver par chance avoir les bons paramètres cosmologiques permettant ultimement l’émergence de la vie. Nous ne savons pas parmi les conditions ayant permis l’émergence de la vie sur Terre lesquelles sont nécessaires [9]. On peut néanmoins penser qu’il y a dans l’espace des paramètres physico-chimiques planétaires une zone de confort compatible avec l’émergence de la vie. On peut de même penser qu’il y a dans l’espace des paramètres cosmologiques une zone de confort compatible avec l’émergence éventuelle de la vie quelque part. Le principe anthropique s’apparenterait finalement à une forme sophistiquée du dessein intelligent, dont la finalité serait l’émergence dans l’univers d’une vie intelligente, l’existence humaine n’en étant qu’un exemple mais pas nécessairement le seul ni le plus accompli.

Un peu de modestie

Qu’en est-il au niveau individuel ? Considérant les centaines de milliards d’étoiles de la galaxie, les centaines de milliards de galaxies dans l’univers et peut-être l’existence d’autres univers, il faudrait être bien présomptueux pour croire que toute cette machinerie cosmique n’existe que pour nous. Avec cette vision de l’univers que nous donne aujourd’hui l’astrophysique et la conscience de notre propre position, si minuscule dans l’espace et le temps, au sein de cet univers, il est permis de penser que s’il existe un grand architecte de l’univers qui pilote cet ensemble, il ne se soucie guère de mes habitudes de vie, de ce que je mange ou de la façon dont je m’habille. On peut douter qu’une espèce de conseiller d’éducation à l’échelle cosmique surveille chacun de mes faits et gestes. Cela pouvait plus aisément s’admettre lorsque la Terre était au centre de l’univers et que l’homme apparaissait comme le couronnement de la création. Mais la Terre n’est qu’une planète du système solaire, le Soleil est une étoile parmi toutes celles de la Voie Lactée, qui est une galaxie parmi celles de l’univers qui n’est peut-être qu’un univers parmi d’autres. Certes les conditions qui nous ont permis d’être ici pour en parler sont très particulières mais si elles sont suffisantes rien ne nous dit qu’elles sont pour autant nécessaires.

Mais alors dire que « Dieu a créé le monde », s’il n’intervient pas par ultérieurement dans son fonctionnement, c’est simplement donner un nom à notre ignorance, ça n’est pas une explication. C’est l’horloger de Voltaire, un principe supérieur au-delà de notre entendement qui a mis l’univers en marche et ne s’en mêle plus. Une cause première. On salue et on passe à autre chose. Peut-être pourrait-on se dire, en identifiant le créateur à sa création, que ce qu’on nomme Dieu c’est l’univers tout entier (ou les univers), dont nous ne sommes que de minuscules prolongements[10], mais pas plus que l’image de l’horloger ça n’est une explication.

L’univers obéit à des lois immuables, qui sont celles de la physique, d’où découlent celles de la biologie : la vie, et ensuite la vie intelligente, apparait dès lors qu’un certain nombre de conditions physico-chimiques sont remplies, bien que ces conditions puissent être exceptionnelles ; ensuite la vie évolue au fil des mutations et sous la pression de l’environnement. Si ma personne est sans importance à l’échelle du cosmos, la question du sens est-elle néanmoins pertinente ? Si frustrante que soit cette position, il nous faut admettre que la question du sens éventuel nous dépasse ; si l’univers obéit à une finalité, celle-ci ne nous concerne pas, nous ne sommes qu’un incident de parcours[11]. La question est indécidable et s’y attarder nous détourne de l’action. On ne peut lui apporter une réponse que par un acte de foi. Si c’est un pari, il n’y a rien à gagner et notre vie n’en sera pas modifiée. Nous devons nous borner à agir sur quoi nous avons prise et travailler à améliorer notre condition dans ce monde en développant une éthique permettant le fonctionnement harmonieux et apaisé de la société humaine et la préservation de la planète pour les générations futures : « Il faut cultiver notre jardin » conclut Candide à la fin du conte.


[1] Voir dans ce blog Retour sur le paradoxe de Fermi.

[2] Victor Hugo rapporte à ce sujet l’anecdote suivante : lorsque Laplace publia son Traité de Mécanique céleste, Napoléon le convoqua pour lui faire des remontrances : « Comment, vous donnez les lois de toute la création et, dans tout votre livre, vous ne parlez pas une seule fois de l’existence de Dieu !Sire, répondit Laplace, je n’avais pas besoin de cette hypothèse. » Victor Hugo, Choses vues 1847-1848, p. 217, Gallimard, Paris (1972), ISBN 2-07-036047-4,

[3] La Genèse, le premier livre de la Bible hébraïque, a sans doute été rédigée par les scribes israélites pendant l’exil à Babylone ou pendant la période suivante, en s’inspirant de divers mythes régionaux tels que le Déluge, avec l’objectif de montrer que YHWH, le dieu tutélaire des Hébreux, est en fait le dieu de tout l’univers et de tous les peuples. Voir T. Römer, L’invention de Dieu.

[4] A cette question du sens, Pascal répond par son célèbre pari. Pascal souligne d’abord le contraste entre la petitesse physique de l’homme dans l’espace et le temps et la capacité de son intelligence qui lui permet d’envisager l’univers tout entier. Il en conclut que oui, le monde a bien un sens, et que nous y jouons un rôle particulier. Certes on ne peut pas en apporter la preuve, mais nous avons tout à gagner à parier qu’il en est bien ainsi. Le point faible du discours pascalien est l’identification qu’il fait entre le pari d’un tel dessein et la croyance dans la révélation de la religion chrétienne, qu’accompagne le devoir d’obéissance à ses rites.

[5] Voir J. Monod, Le hasard et la nécessité.

[6] Par exemple, les évolutions ultérieures de deux particules produites simultanément, ou ayant interagi, sont corrélées même si ces particules se sont considérablement éloignées l’une de l’autre ; mesurer l’état de l’une détermine l’état de l’autre, comme si une information était passée instantanément de la première à la seconde, alors qu’aucun signal ne peut se propager plus vite que la lumière. Ce phénomène, appelé intrication quantique, a été vérifié expérimentalement pour la première fois par A. Aspect au début des années 1980. Les deux particules constituent ainsi un système quantique unique et ne peuvent pas être considérées comme indépendantes.

[7] Plus précisément, c’est ce qu’on appelle le principe anthropique fort. Le principe anthropique existe sous une forme faible qui pose simplement que ce que nous déduisons de nos observations de l’univers doit être compatible avec les conditions nécessaires à notre présence en tant qu’observateurs, ce qui n’est guère qu’une lapalissade.

[8] En supposant l’existence d’univers parallèles on doit également supposer que de futures observations permettront un jour de valider cette existence ; une hypothèse d’univers parallèles totalement disjoints, qu’aucune observation ne permettrait jamais de justifier, sort du champ scientifique.

[9] Elles sont évidemment suffisantes mais faute d’avoir trouvé des indices d’autres formes de vie, éventuellement très différentes, nous ne savons pas si elles sont nécessaires. 

[10] C’est la position de Spinoza (« Deus sive natura », Ethique, livre I).

[11] Dans le dernier chapitre du Candide de Voltaire Candide et Pangloss vont consulter un derviche :

 « Pangloss porta la parole et lui dit : Maître, nous venons vous prier de nous dire pourquoi un aussi étrange animal que l’homme a été formé ?

De quoi te mêles-tu ? dit le Derviche, est-ce là ton affaire ?

Mais, mon Révérend Père, dit Candide, il y a horriblement de mal sur la Terre

Qu’importe, dit le Derviche, qu’il y ait du mal ou du bien ? Quand Sa Hautesse envoie un vaisseau en Egypte, s’embarrasse-t-elle si les souris qui sont dans le vaisseau sont à leur aise ou non ?

Que faut-il donc faire ? dit Pangloss. Te taire, dit le Derviche.

Je me flattais dit Pangloss, de raisonner un peu avec vous des effets et des causes, du meilleur des Mondes possibles, de l’origine du mal, de la nature de l’âme, et de l’harmonie préétablie.

Le Derviche à ces mots leur ferma la porte au nez ».