Thomas Pesquet prend de jolies photos de la planète, Thomas Pesquet joue du saxophone en impesanteur, Thomas Pesquet fait une dictée depuis l’espace … Tous les faits et gestes de l’astronaute français sont mis en scène et diffusés sur les ondes pour tenter de convaincre ses compatriotes demeurés sur le plancher des vaches de l’intérêt de l’homme dans l’espace. Thomas Pesquet fait de la com, et il le fait bien.
En trente ans, les Européens ont dépensé des centaines de millions d’Euros[1] pour que quelques astronautes portant les couleurs de l’Agence Spatiale Européenne (ESA) puissent participer aux activités de la Station Spatiale Internationale (ISS). André Lebeau, qui fut président du CNES entre 1995 et 1996, disait que l’ISS était l’équivalent pacifique de la guerre des étoiles, l’initiative de bouclier spatial anti-missiles lancée par le président américain Ronald Reagan : en invitant leurs alliés, l’Europe, le Canada et le Japon, à participer à l’ISS, les Etats-Unis asséchaient durablement les ressources que leurs partenaires, qui étaient aussi des concurrents, pouvaient consacrer au secteur spatial, domaine éminemment stratégique. André Lebeau avançait à reculons et souhaitait que l’engagement français dans l’ISS fût le plus faible possible. C’est fin 1995 que fut entérinée par les ministres des pays membres de l’ESA en charge de l’espace la contribution européenne à l’ISS et la part française alla bien au-delà de ce qu’envisageait le CNES. L’attitude critique de Lebeau envers le projet lui coûta sa place : peu après, il fut démis de ses fonctions par François Fillon, qui était alors le ministre en charge de l’espace dans le gouvernement Juppé[2].
La communication de l’ESA relativise ces coûts. Le vol habité ne coûterait guère plus aux Européens que l’équivalent d’une tasse de café par an et par citoyen. Certes, mais on peut faire ce même type de comparaison avec beaucoup de grands projets à l’utilité discutable, et le mettre en balance du coût par an et par citoyen d’écoles ou d’hôpitaux. De surcroît les industriels européens, surtout allemands[3], se sont gavés pendant des années d’études d’utilisation du module européen Colombus de l’ISS, produisant à grands frais des tonnes de papier et de présentations powerpoint, avant que ne soit réellement entrepris le développement des racks devant contenir les modules expérimentaux[4].
Au sol, la pesanteur est un paramètre majeur d’organisation de la matière et des êtres vivants, c’est elle qui sépare l’huile de l’eau dans une vinaigrette, l’huile moins dense se retrouvant au-dessus de l’eau, et qui oriente vers le haut la croissance des organismes. Qu’en serait-il s’il n’y avait pas de pesanteur ? Un véhicule orbitant librement autour de la Terre et soumis uniquement à l’effet de l’attraction terrestre[5] est en fait en situation de chute libre permanente. Les passagers de ce véhicule éprouvent une situation de quasi absence de pesanteur, ou micropesanteur[6]. Il est alors possible d’étudier les effets de l’absence de pesanteur sur l’organisation de la matière inerte ou vivante.
Alors que l’ISS est souvent présenté comme un laboratoire de recherche scientifique, ses occupants passent en fait une grande partie de leur temps de veille à des activités de maintenance de la station, et à des activités physiques afin de lutter contre les effets de l’impesanteur sur l’organisme. On peut maintenant tirer le bilan de plusieurs décennies de recherches en micropesanteur. Dans les années 80, les propagandistes de l’homme dans l’espace promettaient des retombées scientifiques pharamineuses des activités humaines en micropesanteur. On allait fabriquer industriellement dans l’espace des alliages de meilleure qualité, des cristaux plus gros et exempts de défauts, de nouveaux médicaments, on allait grâce à l’espace guérir le cancer et le sida. Il n’en a rien été.
Quelles découvertes remarquables ont-elles été faites ? Certes les travaux sur la santé des astronautes auront permis de comprendre comment l’organisme humain se comporte en situation de micropesanteur, et on a pu développer des techniques et des exercices permettant de lutter contre ses effets délétères, par exemple la fonte musculaire et la déminéralisation osseuse. L’impesanteur modifie également la répartition des masses sanguines dans l’organisme et donc les mécanismes cardio-vasculaires. Un autre domaine d’investigation concerne l’adaptation du système neurosensoriel à la perte de repères d’orientation spatiale visuels et auriculaires (l’oreille interne possède des capteurs d’accélération, et donc de gravité et de verticalité, les otolithes). Après plus de 50 ans de vols habités en orbite basse on a pu collecter pas mal de données et ces études seront utiles pour de futurs vols habités au-delà de l’orbite basse ; cependant d’autres problèmes importants restent ouverts, en particulier celui des radiations que devront supporter des astronautes s’éloignant de la Terre au-delà des ceintures de radiation.
Dans le domaine des sciences physiques, il faut mentionner les travaux sur le comportement des fluides en micropesanteur : sur Terre, la dynamique des fluides est fortement influencée par la pesanteur. En l’absence de pesanteur, des phénomènes physiques faibles tels que les effets de tension superficielle deviennent prépondérants alors qu’au sol ils sont masqués par les effets dus à la pesanteur. L’étude des fluides au voisinage de leur point critique (voir encadré 1) en est un exemple, qui a donné lieu à plusieurs publications dans de grandes revues scientifiques.
Encadré 1 Les fluides au voisinage de leur point critique En-deçà de sa température critique, un fluide se présente sous deux formes qui coexistent à l’état d’équilibre, une phase très dense, le liquide, et une phase peu dense, le gaz, par exemple l’eau liquide et la vapeur d’eau ; au-delà de la température critique, ces deux phases deviennent indiscernables. Prenons un fluide un peu au-dessus de la température critique et refroidissons-le un peu en dessous ; les deux phases gaz et liquide se séparent. Au sol, c’est essentiellement la pesanteur qui provoque cette séparation en raison de la différence de densité des deux phases, la moins dense au-dessus de la plus dense. En impesanteur, ce sont les forces de tension superficielle qui vont induire la séparation entre le liquide et le gaz, et on obtient finalement une sphère de liquide flottant dans le gaz. Ce sont les mêmes mécanismes qui sont en jeu lors de la séparation de deux liquides non miscibles tels que l’eau et l’huile.
Autre exemple, les phénomènes de transport de matière et de chaleur dans les fluides non homogènes, les milieux diphasiques ou les solutions, ainsi que les mécanismes de solidification des alliages métalliques ou semiconducteurs (voir encadré 2).
Encadré 2 Le transport de matière et de chaleur dans les fluides En pesanteur normale au sol, le transport de matière et de chaleur dans un fluide est essentiellement de type convectif, c’est-à-dire dû aux différences de densité au sein du fluide ; la force de pesanteur subie par un élément de volume dense est plus importante que celle subie par un élément peu dense et donc leur mouvement sera différent. En micropesanteur le transport est purement diffusif, c’est-à-dire induit seulement par les différences de température et de concentration ; bien entendu le transport diffusif existe en pesanteur normale, mais il est beaucoup plus faible que le transport convectif.
Ces effets ont pu être étudiés très finement dans les laboratoires orbitaux mais il faut bien reconnaître que ces travaux, de nature fondamentale et de bonne qualité scientifique, n’ont pas apporté de bouleversement conceptuel, et que leurs applications sont limitées en dehors de domaine spatial lui-même, par exemple pour caractériser le comportement des fluides dans les systèmes spatiaux.
Cependant, en dehors des activités concernant la physiologie humaine, la plupart des expériences effectuées à bord de l’ISS ou d’un vaisseau spatial habité pourraient aussi bien être réalisées dans un véhicule inhabité, avec un double avantage : la conception des matériels s’affranchirait des contraintes de sécurité liées aux vols habités, et surtout la réalisation des expériences s’affranchirait des perturbations du niveau de pesanteur résiduelle liées à la présence de l’équipage[7].
Aujourd’hui la communauté scientifique cherche à tirer parti, là où son utilisation peut être pertinente, de cette infrastructure disponible dont elle n’avait cependant pas exprimé le besoin[8]. Comme cela a été dit dans d’autres articles de ce blog[9], la principale motivation des vols spatiaux habités et de l’ISS n’était pas scientifique mais politique.
Par l’ampleur des moyens humains et financiers consacrés à sa réalisation, par la sophistication des techniques mises en jeu et par la durée de sa construction[10], l’ISS est un projet que l’on peut qualifier de pharaonique mais elle n’est pas destinée à durer des millénaires. Dans quelques années, après 2024 et au plus tard en 2030, il faudra se résoudre à la démanteler. Les différents éléments de cet assemblage gigantesque seront sans doute détachés un par un et finiront brûlés dans l’atmosphère pendant leur descente ou bien, espérons-le, plongeront dans l’océan loin des zones habitées. Les modalités et le coût de ces opérations de fin de vie n’ont jusqu’à présent pas été prévus. A suivre donc …
P.S. : Qu’on ne se méprenne pas. Il ne s’agit pas ici de faire le procès du vol spatial habité. Il y a des tas de raisons, pas toutes rationnelles, pour lesquelles des états veulent développer des programmes de vol spatial habité. C’est une donnée de base qu’il faut accepter. Mais, puisqu’il en est ainsi, autant que ces programmes aient une réelle utilité, à la hauteur des investissements consentis. Prendre la science comme prétexte afin de justifier des projets comme l’ISS est une escroquerie intellectuelle.
[1] Le développement du module européen Columbus aura coûté environ 880 millions d’euros, hors coûts de lancement et d’utilisation (le coût total de construction de l’ISS est estimé à plus de 100 Milliards d’Euros). Les trois principaux contributeurs ont été l’Allemagne (51 %), l’Italie (23 %) et la France (18 %). La contribution européenne aux coûts d’opérations de l’ISS, environ 300 M€/an dont 10% pour la France, ne représente qu’un peu plus de 8% du coût total ; cette contribution a été payée en nature par la fourniture de 5 vaisseaux de transport de fret ATV lancés par Ariane 5.
[2] F. Fillon avait mis en place en 1995 un groupe de travail comprenant notamment des scientifiques et des industriels, afin de donner un avis sur le niveau de la contribution française à l’ISS. L’avis du groupe était plutôt négatif. Cependant, au retour d’un voyage aux USA, le ministre décida qu’il fallait y aller.
[3] DASA, intégré depuis au groupe Airbus Defence & Space.
[4] Depuis la fondation de l’Agence Spatiale Européenne en 1975, les grandes décisions programmatiques sont prises à l’occasion de réunions périodiques du conseil des états-membres au niveau des ministres en charge des affaires spatiales. Les deux principaux contributeurs sont la France et l’Allemagne et traditionnellement un accord selon lequel les Français étaient pilotes des programmes de lanceurs, avec Ariane 4 puis Ariane 5, avec une contribution minoritaire allemande, et les Allemands pilotes des activités liées aux vols habités, avec les programmes Spacelab puis Columbus, avec une contribution minoritaire française.
[5] En négligeant la traînée atmosphérique résiduelle et la pression de radiation solaire. Le terme anglo-saxon pour désigner la situation de micropesanteur est « microgravity », microgravité.
[6] Seul le centre d’inertie du véhicule est strictement en impesanteur.
[7] Dans un vaisseau habité on devrait en fait parler de « millipesanteur » plutôt que de « micropesanteur » : en raison principalement des activités de l’équipage, la pesanteur effective est fluctuante, au pire de l’ordre du centième et au mieux du millième de la pesanteur terrestre.
[8] Dans les premiers temps de la recherche en micropesanteur, la qualité des travaux laissait souvent à désirer ; les agences spatiales arrosaient assez généreusement pour attirer une communauté scientifique réticente et les critères de sélection n’étaient pas trop sévères. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
[9] Voir les articles « Icare aurait-il le blues ? » et « Une base lunaire réllement internationale devrait être le prochain objectif des vols spatiaux habités ».
[10] Le projet a été lancé en 1983, la phase d’assemblage a duré de 1998 à 2011.
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