Un Homo pas si sapiens

Notre espèce est-elle à la hauteur ?

Nous avons-nous-mêmes qualifié notre propre espèce de « sapiens », c’est-à-dire « celui qui sait », mais aussi sage, sensé, raisonnable. Mais méritons-nous ce qualificatif ? Sommes-nous à la hauteur ? En deux siècles, l’humanité a acquis un pouvoir technique fabuleux, l’empreinte de son activité marque désormais la planète entière et le volume des connaissances qu’elle ne cesse d’acquérir croît de façon exponentielle. Mais comment use-t-elle de ce pouvoir ? D’une part nous sommes capables de mener à bien le rendez-vous d’une sonde spatiale avec un petit corps céleste à des millions de kilomètres de la Terre, et de nous poser à sa surface avec une précision de quelques mètres ; rappelons-nous par exemple la mission spatiale européenne Rosetta et l’atterrisseur Philae. Nous pouvons aussi remonter par nos observations et par nos calculs de plus en plus loin dans l’histoire de l’univers, en nous rapprochant de ses premiers instants. Mais d’autre part les nouvelles nous accablent chaque jour d’une litanie sans fin de massacres, de guerres, d’assassinats, perpétrés au nom d’une identité ethnique, d’une idéologie politique ou d’une conviction religieuse.

« La science a fait de nous des dieux, avant même que nous méritions d’être des hommes » a dit Jean Rostand. Certains ont suggéré que nous étions le produit d’une expérience menée par des êtres hypothétiques supposés bienveillants, ayant acquis un haut degré de connaissance et de sagesse, soucieux de répandre la vie et l’intelligence dans l’univers. Mais outre que cette hypothèse ne fait que reporter plus loin le problème de l’émergence de la vie dans l’univers (d’où venaient ces mystérieux expérimentateurs ?), l’expérience est plutôt ratée à en juger par les informations quotidiennes. Un film documentaire diffusé récemment sur une tribu de chimpanzés, nos plus proches parents dans l’histoire de l’évolution, est à cet égard particulièrement frappant ; on y voit le clan massacrer l’un des siens, et aussi mener une guerre d’extermination contre un autre clan formés de membres de la tribu qui s’en étaient séparés. Non, l’hominidé à l’état de nature n’est pas naturellement bon, et nous portons en nous inscrite dans nos gènes cette violence primitive que la société s’efforce de maîtriser.

Nous sommes pourtant tous faits de la même pâte, issus de ces petits groupes d’hominidés qui habitaient les savanes africaines il y a quelques centaines de milliers d’années. « Chaque homme, dit Montaigne, porte en lui la forme entière de l’humaine condition ». Mais aujourd’hui, la mondialisation des échanges et la rapidité des communications a produit en réaction cet effet par lequel on voit un peu partout les gens se replier sur des groupes communautaires dont l’identité se fonde sur la couleur de peau, l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse, ou bien encore le genre ou l’orientation sexuelle. Pour les plus virulents de ces nouveaux zélotes, l’individu qui refuse d’être cantonné à la catégorie qui lui a été assignée par sa naissance, celui qui souligne ce que nous avons en commun plutôt que ce qui nous sépare, est, au choix, un traître ou un apostat. C’est un trait ancestral des communautés humaines que de vouloir éliminer l’individu déviant, qui, pense-t-on, met le groupe en péril ; au mieux on le bannit, au pire on le tue[1].

La forme que prend ce repli diffère selon l’histoire et la culture des populations, mais paradoxalement le mouvement de résistance à la mondialisation est lui aussi global. Ce repli identitaire est peut-être temporaire, mais il est profond.

Les cavaliers de l’Apocalypse

L’enfermement rend fou les prisonniers, la promiscuité engendre la violence. Nous prenons peu à peu conscience que nous sommes confinés sur une planète dont les ressources sont limitées, que les espoirs de trouver d’autres mondes à coloniser sont probablement illusoires, et que sur cette petite planète dont nous ne pourrons pas nous évader notre propre activité menace notre survie.

Si dans le passé la capacité destructrice de l’homme, qu’elle soit tournée vers sa propre espèce ou vers son biotope, s’exerçait à l’échelon local ou régional et ne faisait guère de bruit au-delà, elle est désormais globale et le bruit de sa fureur est aussitôt transmis à l’autre bout du globe par les moyens de communication modernes.

De ces menaces dont nous sommes à la fois la cause et la victime, le changement climatique, résultat de l’utilisation massive pendant deux siècles des combustibles fossiles, est la plus médiatisée[2]. Ses conséquences constituent les périls les plus immédiatement visibles qui nous guettent en ce début de XXIème siècle mais ce ne sont pas les seuls.

Les guerres n’ont jamais cessé, mais de nouveaux conflits pourraient éclore, notamment pour l’accès aux ressources d’eau potable, ou liés à des migrations de populations fuyant des terres gagnées par le désert ou noyées par la montée des océans. Les famines aussi ont toujours existé, mais les événements climatiques extrêmes comme les épisodes de sécheresse et d’inondation pourraient devenir plus fréquents et plus intenses. On constate la fréquence croissante de maladies dues aux pollutions de l’air, de l’eau, des sols, l’omniprésence des pesticides et des perturbateurs endocriniens dans l’alimentation, l’émergence de zoonoses liées à la réduction des espaces naturels et aux conditions de l’élevage industriel.

Guerres, famines, maladies, ce sont trois des quatre cavaliers de l’Apocalypse. Et pour poursuivre cette image, qui serait alors le quatrième cavalier, le conquérant, dont le statut n’est pas clair et qui est une incarnation du bien ou du mal selon les commentateurs ? Il pourrait figurer cette globalisation triomphante.

L’effet Janus

Le XIXème siècle était l’âge de la foi dans le progrès technique. Même si la promesse que les machines allaient libérer l’homme fermait les yeux sur les aspects peu reluisants de ce progrès, notamment la condition ouvrière, l’avenir semblait radieux. La peinture de Duffy « La Fée Electricité » et les romans de Jules Verne en étaient l’illustration. Les travaux de Pasteur, le développement de la vaccination et une nouvelle politique de la ville faisaient anticiper la fin des grandes épidémies (la dernière grande épidémie de choléra à Londres date de 1832). La première alerte fut la première guerre mondiale, qui mettait en lumière la face sombre du progrès technique : de nouvelles armes, plus terribles, étaient apparues ; par exemple l’essor de la chimie a permis le développement des gaz de combat. Mais en même temps la physique connaissait une double révolution avec l’émergence de la théorie quantique et celle de la Relativité restreinte puis générale. Après le conflit émergèrent les grandes idéologies totalitaires, le fascisme puis le nazisme, et le communisme soviétique.  Avec le second conflit mondial la mort et la destruction secouèrent l’humanité avec une violence inouïe. Le XXème siècle fut l’âge des tueries de masse : citons, mais hélas la liste est très, très loin d’être exhaustive, l’extermination des Juifs d’Europe, le génocide des Arméniens, le sac de Nankin, les assassinés de Katyn, les bombardements de Dresde, la Révolution Culturelle chinoise, les Khmers Rouges, le Rwanda, et tant d’autres massacres.

Après Hiroshima il n’était plus possible d’ignorer la double figure du progrès technique. Toute innovation est duale, porteuse d’espoir et de menaces. Ainsi l’atome, source d’énergie et source de destructions. Le secteur spatial est aussi une bonne illustration de cet effet Janus : le V2 de Werner von Braun est l’ancêtre de tous les lanceurs spatiaux, ce sont les mêmes technologies pour les lanceurs spatiaux et les missiles et d’ailleurs certains missiles comme les anciens SS20 soviétiques ont été reconvertis en lanceurs. Internet est un autre exemple de l’effet Janus du progrès technique. En quelques clics, chacun peut avoir accès à des quantités faramineuses d’informations et de connaissances, et coopérer avec d’autres humains vivant sur d’autres continents ; il peut aussi utiliser cet outil pour diffuser des fausses nouvelles ou encore, en se pensant protégé par un pseudonyme, pour couvrir son prochain d’insultes et de menaces de mort sur les réseaux sociaux.

Les progrès de la médecine ont permis la chute de la mortalité infantile et l’augmentation de l’espérance de vie, tandis que le développement des techniques industrielles en agriculture a fait reculer les famines.  En retour la planète a connu au cours du siècle dernier une expansion démographique galopante, qui s’est accompagnée d’un saccage de l’environnement et d’une utilisation accrue des ressources naturelles, plus vite que la planète ne peut les reconstituer. On sait qu’il faudrait chaque année les ressources de plusieurs Terres pour permettre à tous les humains de vivre dans les mêmes conditions que les habitants des pays développés.

C’est le sens du prologue du film de Stanley Kubrick « 2001 Odyssée de l’Espace » : l’hominidé éveillé par le mystérieux monolithe noir qui a surgi dans la savane africaine invente l’outil, qui lui permet à la fois de chasser et d’assommer son semblable. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » dit Rabelais. La science nous donne des pouvoirs, mais elle est neutre quant à leur utilisation. Ce n’est pas parce qu’une utilisation d’un savoir est possible qu’elle est pour autant souhaitable ou utile.

La grande peur de l’an 20xx ?

Jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, les progrès techniques étaient lents, on mourait dans un monde qui ressemblait beaucoup à celui dans lequel on était né. Bien sûr il y avait des innovations radicales, par exemple l’imprimerie au XVème siècle, mais ces innovations étaient assez peu fréquentes pour qu’un individu n’en voit que peu au cours de sa vie. De nos jours au contraire, les innovations s’enchaînent à un rythme effréné, sans égal dans l’histoire de l’humanité ; quelques dizaines d’années voire quelques années suffisent à rendre une technologie obsolète.

Aujourd’hui le projet ne fascine plus comme au XIXème siècle. Il fait peur. Les arsenaux nucléaires des grandes puissances pourraient transformer la planète en désert radioactif. Un accident majeur dans une centrale nucléaire comme l’événement de Chernobyl stérilise des régions entières et ses effets sont transportés sur toute la Terre.

La confiance dans les vertus du progrès technique a laissé la place au doute. Les progrès de la robotique et de l’intelligence artificielle inquiètent tout particulièrement. Des anticipations comme la suite des films Terminator ou plus encore la série télévisée britannique Black Mirror sont l’illustration de cette anxiété. La peur d’un contrôle croissant exercé par les gouvernements sur les citoyens et la crainte de la manipulation des informations et des images grandissent au sein de la population. Alors que les média traditionnels sont suspectés d’entretenir la désinformation, les idées les plus folles se propagent sans contrôle. Certes la diffusion de fausses nouvelles, de rumeurs ou de croyances absurdes a toujours existé, mais elles peuvent désormais se répandre quasi instantanément à l’autre bout de la Terre et leur effet est amplifié par les réseaux sociaux. On connaissait la Terre plate, l’extraterrestre de Roswell, ou le tournage en studio des images de la mission Apollo 11, mais c’est peu de choses à côté des théories complotistes qui ont fleuri à l’occasion de la pandémie de Covid 19 et dont le documentaire Hold Up, sous une apparence faussement rigoureuse, offre un condensé.

Les religions traditionnelles apportaient une réponse à la quête de sens et offraient un cadre rassurant à la vie de l’individu et au fonctionnement de la société. Les avancées considérables de la science ont peu à peu réduit la place des croyances. Mais dans leur confiance dans les vertus du progrès technique les penseurs libéraux comme les marxistes ont négligé la composante irrationnelle de l’esprit humain. Celui-ci n’est pas l’agent économique rationnel cher aux théoriciens de l’économie. Il peut faire des choix absurdes, se laisser entraîner dans des comportements de foule en abdiquant sa volonté individuelle. Aujourd’hui une grande inquiétude est largement ressentie devant un avenir qui semble plein de menaces existentielles. En réaction, des mouvements sectaires, dont certains ont pignon sur rue, pullulent, et on observe un essor de comportements religieux intégristes, qu’il s’agisse des évangélistes chrétiens, des musulmans salafistes, des juifs orthodoxes, ou des hindouistes fanatiques. Le XXème siècle fut celui des grandes idéologies politiques totalitaires, utopiques et massacreuses, qui prétendaient former un homme nouveau sans souci des dégâts. En fait, la foi politique n’est pas très différente de la foi religieuse, car ce sont les mêmes aires qui sont excitées dans le cerveau. Le XXIème siècle pourrait bien être celui d’un retour des idéologies religieuses, portées par les peurs et la quête de sens.


[1] Aujourd’hui la technologie permet la lapidation virtuelle sur les réseaux sociaux ; on a vu dans certains événements récents comment le lynchage médiatique pouvait se transformer en violence physique.

[2] La machine climatique est fortement non linéaire : par exemple, une banquise, faite de glace de mer, réfléchit le rayonnement solaire vers l’espace ; si elle disparait, ce rayonnement est absorbé par l’océan, ce qui accélère le réchauffement des eaux. La fonte des glaces continentales, en particulier des calottes polaires de l’Antarctique et du Groenland, et la dilatation thermique du volume océanique provoquent une montée des eaux dont on voit déjà les effets.  Les échanges thermiques entre l’océan et l’atmosphère entraînent un réchauffement de l’atmosphère et une évaporation accrue, ce qui modifie le régime des précipitations. Un tel système peut présenter des points de bascule au-delà desquels son évolution va s’emballer si bien que des changements majeurs pourront survenir en quelques décennies. En revanche son inertie est telle qu’il pourra mettre des siècles à revenir à son état antérieur même si nous réduisons fortement nos émissions de gaz à effet de serre.